Le dramaturge et metteur en scène québécois Wajdi Mouawad a présenté samedi dernier sa plus récente création, Des femmes - la trilogie Les Trachiniennes, Antigone et Électre de Sophocle - dans le cadre spectaculaire de l'Odéon d'Hérode Atticus, à Athènes. L'annonce seule de la présentation de cette trilogie par le Théâtre du Nouveau Monde avait fait couler beaucoup d'encre au printemps, en raison de la présence dans la distribution du rockeur déchu Bertrand Cantat.

Il fallait venir jusqu'ici, sans doute, traverser l'Europe jusqu'aux confins de l'Occident et passer une nuit au pied de l'Acropole avec les héroïnes de Sophocle, et faire l'expérience de ce théâtre total, d'une force crue et sans concessions. À la tombée du jour et près de sept heures durant, c'est un chant à la fois vital et brutal qui s'élève de la scène à ciel ouvert, berceau de la plus ancienne et riche tradition théâtrale du monde.

Déjanire meurt d'amour, d'avoir trop ou mal aimé son Hercule infidèle, puis de lui avoir enlevé la vie involontairement, accidentellement presque, par jalousie, en voulant le reconquérir. Antigone résiste à la tyrannie aveugle du roi Créon, jusqu'à mourir par principe et par amour pour son frère tombé au combat. Électre, malade d'un père assassiné par sa propre mère, ne trouve le repos que dans une vengeance sanglante et inhumaine.

Plus que virtuose encore, la mise en scène de Wajdi Mouawad est monumentale, érigée en blocs hiératiques se déployant comme autant de portraits, plus grands que nature, certes, mais si essentiellement, si entièrement humains. Elle nous parle de la beauté des femmes, de leur force, de leur grandeur, de destins tragiques. Les mythes dont s'inspire le théâtre antique nous racontent des vérités universelles, pas toujours belles, pas toujours montrables, sur nous-mêmes, sur nos peurs, nos faiblesses, nos rêves, nos joies et nos misères. Cela, Wajdi Mouawad le comprend parfaitement. Sa démarche créatrice est d'ailleurs fortement influencée par ces textes millénaires - on pense à ses pièces Ciels, Forêts, Littorals - et il en restitue l'esprit, aidé en cela par le décor sobre et poétique d'Emmanuel Clolus et les costumes d'Isabelle Larivière, sans pour autant en négliger la lettre.

On quitte l'Odéon un peu sonné, prêt à sombrer dans le sommeil alors que se laissent deviner les timides premières lueurs du jour. Douce intoxication. Pour Sylvie Drapeau, incandescente Déjanire, pour Patrick Le Mauff surtout, Créon magistral, pour Véronique Nordey et son Tirésias immuable et terrifiant, pour toute une distribution poussée au bout d'elle-même, il faudra être de ce marathon lorsqu'il sera joué au TNM.

Dans la profondeur suffocante de la nuit athénienne, la controverse qui a animé le paysage culturel et politique québécois, en pleine campagne électorale fédérale, semble anecdotique. Bertrand Cantat est là, il apparaît dès le début du spectacle. Il joue le Choeur, personnage central mais effacé de la tragédie grecque qui commente l'action, d'un bout à l'autre, sans y jamais prendre part. Sa présence est discrète.

Au malaise initial - celui de reconnaître le monstre montré par la télé, les journaux, l'internet - succède la curiosité d'entendre s'exprimer l'artiste, le musicien, l'homme. À la fin, il salue avec toute la troupe, membre d'une petite «société dans la société» dont il est, sans en faire tout à fait partie, un peu comme son personnage. L'homme est ostracisé à jamais, que l'on n'en doute pas. Sauf qu'il y a le théâtre et son utopie, sa force expiatoire, le choc primitif de la représentation, de la scène, la confrontation cathartique qu'il implique.

D'annulation en annulation, Bertrand Cantat ne participera à aucun autre des festivals qui devaient accueillir Des femmes cet été. Il sera néanmoins de la tournée qui verra la trilogie présentée un peu partout en France, en Belgique, en Suisse, mais pas à Montréal ni à Ottawa. Pour les Européens, les motifs qui empêchent le spectacle d'y être présenté tel que son créateur l'a conçu sont difficiles à comprendre.