En 2012, cela fera 20 ans que Lorraine Pintal est à la barre du TNM. Vingt ans qui ont passé comme un éclair, ponctués d'élans créateurs et de crises, de controverses, d'une restauration d'édifice, d'une ouverture de restaurant, de 18 mises en scène portant la marque Pintal et, cette année, de deux soixantièmes anniversaires: celui du TNM et celui de sa directrice artistique et générale.

Lorraine Pintal est née à Plessisville, exactement 16 jours avant que le TNM ouvre ses portes, le 9 octobre 1951 avec L'avare de Molière. C'est dire que Lorraine Pintal est techniquement plus âgée que le TNM, un détail qui la fait grimacer quand je le lui rappelle à la blague dans un Café du Nouveau Monde vide et résonnant. Nous sommes au lendemain du grand spectacle gratuit d'Arcade Fire à la place des Festivals et la veille de l'anniversaire de Lorraine Pintal. C'est en relisant une entrevue avec elle datant déjà de 10 ans que je prends conscience de son âge, non sans étonnement. Mais quand je la vois arriver dans le café, avec sa jupe à volants, sa taille fine, ses cheveux hérissés sous un air éternellement primesautier, mon étonnement se mue en incrédulité. 60 ans, elle? Impossible.

Plus étonnant encore, Lorraine Pintal appartient, avec Jean Gascon, Jean-Louis Roux, André Pagé et Olivier Reichenbach, au cercle sélect et peu nombreux de ceux qui ont dirigé les destinées du TNM depuis 60 ans. Des cinq, c'est elle qui a battu tous les records de longévité, même si, tout ce temps, elle a renouvelé son contrat un an à la fois, année après année. Or, ce n'est pas pour rien que les différents conseils d'administration du TNM lui ont fait confiance depuis 20 ans. C'est grâce à Lorraine Pintal si cette institution théâtrale autrefois agonisante et criblée de dettes a pu renaître de ses cendres.

Le TNM que nous connaissons aujourd'hui, lieu de convergence et de convivialité avec ses spectacles à grand déploiement, ses campagnes de marketing accrocheuses, sa vie avant et après les spectacles ou acteurs et spectateurs se côtoient, ce TNM-là, ouvert, accueillant, auquel, à tort ou à raison, certains détracteurs reprochent un trop grand conservatisme artistique, est sans contredit le TNM de Lorraine Pintal.

Mer agitée

Pourtant, il y a 20 ans quand Pintal a été invitée à poser sa candidature, rien ne laissait présager qu'elle serait une directrice à ce point marquante. À l'époque, elle gagnait sa vie comme réalisatrice à la Société Radio-Canada. Elle avait réalisé plusieurs épisodes du Grand Remous de Mia Riddez et avait été nommée coordonnatrice pour Montréal PQ de Victor-Lévy Beaulieu. Avec la troupe de La Rallonge qu'elle avait cofondée en 1973, elle signait encore des mises en scène au théâtre, jouait des petits rôles de servante et de soubrette et pensait que la suite de sa vie professionnelle serait faite de cet agréable flottement entre la télé et le théâtre.

«Quand j'ai été nommée directrice du TNM, je pensais rester trois ou quatre ans. Certainement pas 20 ans! Sauf que les choses se sont enchaînées et je me suis prise de passion pour ce théâtre qui n'est pas une entreprise culturelle, mais une institution et un service public dont le parcours n'a jamais été celui d'un paquebot sur une mer tranquille, mais d'un voilier sur une mer agitée.»

Pintal n'emploie pas le mot tempête; pourtant, des tempêtes, il y en a eu au TNM. La plus récente a eu lieu en juin à l'annonce que Bertrand Cantat ferait partie de la distribution du Sophocle monté par Wajdi Mouawad. Ce n'était pas la première fois que Pintal se retrouvait au coeur d'une crise déclenchée par Wajdi Mouawad. Il y a 12 ans, elle avait été obligée d'aller calmer les commanditaires du TNM après que Mouawad eut dénoncé violemment leurs pancartes trop voyantes.

«La crise Cantat a été pas mal plus difficile que celle des commanditaires parce qu'elle a pris une ampleur inattendue et pas juste au Québec. Je m'en suis voulu de n'avoir pas été plus clairvoyante. Ça m'a fait réfléchir. J'ai eu peur que le TNM en pâtisse, peur de l'intolérance aussi, mais en fin de compte, j'ai compris à quel point la société québécoise était sensible à la violence faite aux femmes et engagée dans ce combat. Et ça m'a rassurée. En même temps, j'étais à Athènes cet été pour la première du Sophocle avec Cantat, et ce qui m'a le plus marquée, ce n'est pas tant Cantat que la présence très forte de la musique rock dans le spectacle.»

En dehors du théâtre

Il y a 12 ans lorsque nous nous étions assises pour un long entretien, Lorraine Pintal vivait avec sa fille unique Maude, une adolescente qu'elle élevait seule. Elle n'avait pas d'homme dans sa vie et passait six jours sur sept, du lever du soleil jusqu'à la tombée du rideau, au TNM. Elle y passe encore beaucoup de temps, mais depuis cinq ans, sa relation amoureuse avec le promoteur Christian Yaccarini, qu'elle a rencontré à la création de la Vitrine culturelle, l'a aidée à voir qu'il y a une vie en dehors du théâtre. L'amour l'a rendue plus féminine, moins obsédée par le travail, mais ne l'a pas empêchée de frôler la mort à l'été 2010 lors d'un voyage d'amoureux à Berlin.

Plombée par une pierre à la vésicule dont elle ignorait la présence, Pintal a sombré dans un coma hyponatrémique dû à une déshydratation extrême dans l'avion du retour. Comme le TNM en 1985, puis au milieu des années 90, Lorraine a failli y rester. Mais grâce à une santé de fer et à un moral à toute épreuve, elle s'en est tirée sans aucune séquelle en faisant mentir ceux qui clamaient qu'elle souffrait d'épuisement professionnel. Idem pour le TNM, qu'elle a sauvé du déficit et d'une grève des techniciens au milieu des années 90 avant d'entreprendre sa revitalisation et sa renaissance.

Encore plus

Dans le programme du TNM cette année, la restauration de 1996, qui porte la griffe de l'architecte Dan Hanganu, est considérée comme la 19e mise en scène de Lorraine Pintal. Vu le résultat plus que probant et l'augmentation des abonnements comme de l'affluence, l'oeuvre de Pintal aurait pu s'arrêter là. Mais c'est mal connaître celle qui milite déjà activement pour un nouvel agrandissement. Un projet de 13 millions, prévoyant l'ajout d'un deuxième étage qui logerait une deuxième salle de répétition et un petit théâtre expérimental pour la relève, a déjà été déposé au bureau de la ministre de la Culture Christine St-Pierre.

«Oui, on en veut encore plus, s'écrie-t-elle avec conviction. Ce n'est pas par caprice, mais par nécessité. Entre 18h30 et 20h, les soirs de théâtre, c'est l'enfer. Huit cents personnes débarquent en même temps. On se marche constamment sur les pieds, dans le hall, dans l'unique salle de répétition qui ne fournit plus, dans nos bureaux où on est passé de huit employés à vingt. On dirait que lors de la restauration, quelque chose nous a échappé qu'il faut corriger. Et puis, les règles de l'architecture ne sont plus les mêmes, le paysage autour a changé aussi et une mise à niveau architecturale de notre édifice ne serait pas un luxe.»

Son enthousiasme, une fois de plus, est contagieux. Sa force de persuasion aussi. Quant à son esprit critique, je lui fais remarquer qu'il n'est pas toujours au rendez-vous. Elle le concède, mais en refusant l'étiquette de jovialiste en chef. «Je ne suis pas une jovialiste, mais quelqu'un qui veut que les choses avancent. Je ne veux pas que Montréal soit le parent pauvre du Québec ni l'objet de cynisme et de critiques comme c'est trop souvent le cas. Il va falloir qu'on se réveille et qu'on cesse de toujours de dénigrer Montréal, sinon on n'avancera pas.»

Au début de notre entretien, Lorraine Pintal a affirmé qu'elle espérait rester à la barre du TNM au moins jusqu'à l'agrandissement prévu pour 2013-2014. À la fin de l'entretien, elle évoque le 375e anniversaire de la ville en 2017, auquel elle aimerait apporter sa contribution. Dans un cas comme dans l'autre, ce n'est pas demain la veille que Lorraine Pintal va quitter Montréal et le théâtre de sa vie pour une croisière en paquebot sur une mer tranquille.