Un an et demi après le TNM, Brigitte Haentjens présente son Opéra de quat'sous, l'une des productions les plus attendues de cet hiver, avec une alléchante distribution menée par Sébastien Ricard. Une entreprise vertigineuse pour la metteure en scène, à qui son entourage avait même conseillé d'abandonner le projet.

Gascon en 1961, Guillermo de Andrea en 1976, Brassard en 1984, René Richard Cyr en 1991, L'Opéra de quat'sous est monté en moyenne une fois tous les 10 ans dans un des grands théâtres francophones d'ici - incluant le CNA. C'est dire combien la situation actuelle est exceptionnelle: après le TNM et le Trident la saison dernière, voici que Brigitte Haentjens en propose sa version à l'Usine C.

D'un point de vue de spectateur, c'est inespéré. On a rarement l'occasion d'approfondir notre compréhension d'une oeuvre à la faveur de trois lectures distinctes présentées en un si court laps de temps. Brigitte Haentjens, elle, a vu les choses autrement. «Ça m'a vraiment déstabilisée et complètement insécurisée», avoue la fondatrice de Sybillines.

Monter L'Opéra de quat'sous, projet dans lequel elle s'était déjà engagée au moment où les deux autres productions ont été annoncées, constituait un choix «logique», selon elle, dans son parcours marqué par la fréquentation d'auteurs allemands tels Heiner Müller et Georg Büchner. Mais prendre le risque financier de produire un spectacle d'une telle envergure avec sa petite compagnie pour partir en troisième position? Son entourage lui a conseillé d'abandonner le projet.

L'artiste était de plus confrontée à une question fondamentale: qu'avait-elle à dire de plus que les autres au sujet de cette oeuvre qu'elle qualifie de «paradoxale», «hétérogène» et «bâtarde»? «Je n'ai jamais autant bossé ni lutté avec une oeuvre pour la comprendre et trouver un angle», assure-t-elle.

«Je suis habituée à travailler avec des matériaux plus abstraits, plus poétiques, fait-elle remarquer. Je suis très bien dans l'abstraction et là, j'étais confrontée à la réalité de L'Opéra de quat'sous, de la boutique de Peachum, des équipements... Moi, le concret m'affole!»

Elle a finalement opté pour un choix en apparence simple: raconter une histoire. «J'ai vu pas mal de productions de L'Opéra de quat'sous et, souvent, je ne comprenais pas ce qui s'y passe», justifie la metteure en scène, soulignant la confusion suscitée par les chansons, qui disent parfois le contraire des scènes jouées. «Une grande partie de mon travail a été d'éclairer et d'éclaircir les enjeux du texte.»

En cours de route a émergé l'ambition de Polly Peachum (Ève Gadouas), dont la metteure en scène dit qu'elle est la «digne fille» de ses parents. Brigitte Haentjens en est aussi venue à la conviction que Macheath (Sébastien Ricard) est un bandit fatigué. «Il est toujours en train de pédaler pour maintenir ses systèmes de vérité. J'ai senti dans le travail qu'il y avait chez lui une forme de désespoir et le goût d'en finir avec une certaine vie.»

Se rapprocher du spectateur

Intrigante nouveauté, la femme de théâtre transpose L'Opéra de quat'sous en 1939 dans un red light montréalais où - c'est la zone de liberté de la fiction - brille déjà le Faisan doré. Détail important: elle a placé l'action la veille de la visite du roi George VI, un événement historique avéré, ce qui donne du poids à la menace de Peachum (Jacques Girard) de provoquer une émeute au passage du cortège royal.

Ce déplacement de l'action vise le même objectif que l'intégration de chansons de Gilles Vigneault ou Zachary Richard dans son Woyzeck (2009): rapprocher le spectateur du spectacle. «Il faut une proximité, une reconnaissance, qu'on puisse s'identifier, sinon, à quoi ça sert de monter des classiques?»

Brigitte Haentjens avoue être étonnée qu'un événement vieux de 70 ans, et en cela plus près de l'année création de L'Opéra de quat'sous (1928), puisse faire le lien avec notre époque. «L'espèce de distance avec les années 40 permet une identification qui fait encore plus résonner l'actualité, soutient-elle toutefois. C'est un mystère pour moi, mais je l'entends.»

Jean-Marc Dalpé, qui signe la traduction de théâtre musical de Brecht et Weill, émet une autre hypothèse. «Ce n'est pas loin dans notre imaginaire», dit-il, en évoquant les films de gangsters et les multiples références au red light qu'on croise encore, alors que cet ancien quartier chaud est peu à peu transformé en Quartier des spectacles.

Ce qui résonnait le plus dans la version du TNM, en 2010, était l'écho de la récente crise financière: corruption, crimes économiques, etc. L'air du temps n'ayant pas beaucoup changé, cela risque de demeurer dans celle-ci. Brigitte Haentjens et Bernard Falaise (direction musicale) devraient aussi exploiter les possibilités chorales offertes par une imposante distribution, au sein de laquelle on trouve notamment Céline Bonnier, Marc Béland, Kathleen Fortin et Francis Ducharme. «J'ai envie qu'on sente le peuple», conclut la metteure en scène.

L'Opéra de quat'sous, de Bertolt Brecht, mise en scène de Brigitte Haentjens, à l'Usine C du 24 janvier au 11 février.



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La distanciation

Creuser ce texte qui multiplie les ruptures de ton et les niveaux de langage a amené Brigitte Haentjens et le traducteur Jean-Marc Dalpé à le percevoir comme une oeuvre collective dans laquelle tout le monde s'est mis les mains. Le metteure en scène juge de plus que, contrairement à l'idée reçue, L'Opéra de quat'sous n'est pas un exemple de distanciation brechtienne. «C'est une oeuvre révolutionnaire, de transgression, qui foutait le bordel dans les codes de la réprésentation, reconnaît-elle, mais il n'y a aucune distanciation. Ça, c'est une espèce de discours merdique. En fait, Brecht s'est moqué des codes de l'époque. Le discours théorique est arrivé plus tard.»