Avec son nouvel opus, L'Oratorio de Noël, l'auteur des Belles-Soeurs nous renvoie aux dures réalités de la vie. En défiant la mort et l'oubli, Michel Tremblay n'a pas dit son dernier mot.

Michel Tremblay est un survivant! Parce qu'il a «frôlé deux fois la mort»: une opération au cerveau en 1998; un cancer en 2002. Mais aussi, parce que c'est l'une des rares personnalités québécoises à traverser les modes et les époques, sans période creuse ni purgatoire. Depuis la création des Belles-Soeurs, en août 1968 au Rideau Vert, Tremblay demeure constamment et solidement ancré dans l'actualité québécoise. Avec un livre, une pièce, une adaptation, un honneur... ou une polémique!  

Car l'auteur a écrit quelques brûlots. L'un dénonçait le monde de la télévision (En circuit fermé), un autre critiquait l'élite bourgeoise (L'impromptu d'Outremont). Dans ses tiroirs, le dramaturge a même une pièce sur la cupidité d'un riche homme d'affaires montréalais (Un Créon de province, clin d'oeil au roi tyrannique d'Antigone). Or cet inédit ne sera jamais présenté. Car ceux qui l'ont lu craignent de porter sur la scène cette parole corrosive.

«De toute façon, après cinq ans - et c'est le propre d'un brûlot - ce texte a moins de pertinence à mes yeux. Il faudrait que je réécrive la pièce au complet», confie Tremblay qui, à 69 ans, a moins envie de ce genre de combat. «Quand on est jeune, on juge les autres. Plus vieux, on fait davantage d'introspection.»

De là à dire que l'enfant du Plateau aime tout le monde... Pas si vite! Tremblay trouvera toujours matière à s'indigner. Mais ce matin, on le joint au téléphone chez lui, à Key West, pour parler de L'Oratorio de Noël. Sa 30e pièce (!) qu'il a confiée au soin du metteur en scène Serge Denoncourt, habitué du monde de Tremblay. Elle prendra l'affiche mercredi prochain, chez Duceppe, avec une dizaine de comédiens, dont Raymond Bouchard, Monique Spaziani, Kim Despatis, Pierre-François Legendre, Marie-Chantal Perron...  

C'est une pièce sur l'alzheimer, sur les effets dévastateurs de cette maladie dégénérative. Un sujet très loin de son univers habituel. Une histoire dans laquelle n'évolue aucun de ses personnages familiers. «Mais en y pensant rétrospectivement, Albertine avait peut-être cette maladie sans le savoir, il y a 30 ans? Ça expliquerait sa rage et sa souffrance», avance Tremblay.

L'auteur estime que son Oratorio est «une oeuvre de maturité». Un texte sur un thème universel, profondément humain, et rédigé dans la douleur. «Je l'ai commencé en 2009, puis abandonné et repris quand mon chum m'a dit: «Il n'y a que toi, Michel, capable d'écrire une pièce sur un tel sujet...» Rien de mieux que la flatterie pour relancer son amoureux. Et une fois lancé, Tremblay n'est pas du genre à reculer.

Passé composé

Couché dans son lit d'hôpital, un homme (Raymond Bouchard, qui fait un retour au théâtre) écoute l'Oratorio de Noël de Bach. Sa maladie est grave, mais pas encore au stade avancé. Lucide, Noël exprime son angoisse du présent autant qu'il se remémore sa vie: son mariage et sa séparation, sa carrière de médecin spécialiste du cerveau, ses relations conflictuelles avec ses deux enfants; l'une artiste peintre, l'autre neurologue comme lui. Sa famille vient le visiter. Dans un chassé-croisé temporel apparaîtront, ensemble ou séparément, l'épouse (à 20, 40 et 60 ans), la fille (à 17, 25 et 38 ans) et le fils (à 15, 25 et 40 ans). Le père essaie de démêler ses souvenirs. Mais si tout ça n'était qu'une manifestation de sa mémoire qui flanche?

«Ma pièce qui se rapproche le plus de celle-ci, c'est L'Impératif présent, créée en 2003, qui aborde aussi la mort et la maladie», explique l'auteur. L'Oratorio est aussi un drame sur les différentes perceptions des choses vécues dans une même famille. Sur la difficulté de se réconcilier avec nos proches.

Noël est aux prises avec une maladie intraitable, qui peut durer longtemps et dont on connaît peu de choses, explique Michel Tremblay. Ça rappelle notre impuissance devant le sida au début des années 80, alors qu'on n'avait pas d'information sur la maladie. J'ai choisi exprès un personnage de médecin qui connaît les symptômes de l'alzheimer, qui sait que la maladie va le priver, par à-coups, du contrôle de ses émotions, de son corps.

Moi qui suis très control freak dans le quotidien, poursuit Tremblay, la chose qui me fait le plus peur, ce serait de perdre le contrôle à mon insu. De réaliser, comme le fait Noël dans la pièce, qu'un jour «mon cerveau va oublier de me dire de respirer»!»

La mémoire est aussi une métaphore du travail de l'écrivain. Écrire, c'est défier l'oubli. Le fils de la Grosse Femme a fait carrière en transposant ses souvenirs dans une odyssée de personnages forts, uniques. En exposant le complexe d'infériorité d'un peuple ultra catholique «né pour un petit pain», son théâtre est apparu comme un catalyseur national.

Le linotypiste intellectuel

Pourtant, à 21 ans, quand il s'inscrit au Concours de jeunes auteurs de Radio-Canada, Tremblay doute tellement de son talent qu'il met, en plus du pseudonyme sur son manuscrit, un faux nom dans l'enveloppe: Michel Rathier (le nom de fille de sa mère qui venait de mourir). Pas fou, il donne le bon numéro de téléphone... Et il gagnera en juin 1964 le premier prix pour sa pièce Le Train. (1)

À l'époque, ce fils d'ouvrier est linotypiste à l'Imprimerie judiciaire de Montréal. Mais il veut «devenir un intellectuel». Il va au théâtre deux fois par semaine, en compagnie d'artistes beatniks. Dans sa biographie, le metteur en scène André Brassard raconte qu'à l'entracte d'un spectacle, il aperçoit un groupe de jeunes formant un cercle dans le hall, avec au centre un «maudit fatigant» qui parle d'art et de théâtre: «Il gesticulait et tout le monde l'écoutait, l'air pâmé. Je ne savais pas qui c'était, mais il m'énervait. Il me tombait sur les nerfs parce qu'il faisait comme moi. Il essayait de me voler le show!» (2) Quelques semaines plus tard, au parc La Fontaine, un ami commun présentera Tremblay à Brassard...

Après toutes ces années, de quoi Tremblay est-il le plus fier?

Sans réfléchir, je nomme toujours Albertine en cinq temps, À toi, pour toujours, ta Marie-Lou et Les Belles-Soeurs. D'ailleurs, j'ai hâte de voir comment les Parisiens vont réagir au Théâtre du Rond-Point. S'ils vont tout comprendre...», dit Tremblay qui passera 10 jours à Paris en mars, avec la troupe de Belles-Soeurs. «Toutefois, ce dont je suis le plus fier, c'est d'avoir inventé avec Marie-Lou une structure dramatique. C'est pour ça que je joue souvent avec la temporalité dans mes pièces. C'est mon invention... et je m'amuse avec!»

Il est aussi content de sa nouvelle traduction d'une pièce du Canadien Daniel MacIvor, Sa Grandeur (His Greatness) qui a été présentée à Toronto en septembre dernier. Le texte - qui intéresse Denise Filiatrault pour une prochaine saison du Rideau Vert - est une tragicomédie autour d'une autre icône du théâtre nord-américain: Tennessee Williams. L'action se déroule à Vancouver, en 1980, alors que l'auteur de La Ménagerie de verre, venu assister à la première d'une nouvelle production, trouve dans l'alcool et les escortes un moyen d'oublier son pénible destin.

«Je suis désormais considéré comme le fantôme d'un écrivain», disait alors Williams. Hélas, dans la vie, les grands auteurs ne sont pas tous aussi résilients que Tremblay. 

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L'Oratorio de Noël de Michel Tremblay, du 15 février au 24 mars au Théâtre Jean-Duceppe, puis en tournée au Québec ce printemps.

Une nouvelle série radiophonique sur la vie de Michel Tremblay, réalisée par Jacques Bouchard, sera diffusée du 20 au 24 février, à 10h, à la Première Chaîne de Radio-Canada.

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(1) - On peut voir Tremblay interviewé à la télévision par Jacques Boulanger, en 1964, sur le site des archives de Radio-Canada

(2) - Brassard par Guillaume Corbeil. (Libre Expression, 2010)