Traduire le théâtre, c'est d'abord chercher ce qu'il y sous les mots, pour mieux faire parler les acteurs. Dire sans écrire en toutes lettres ce que le texte lui-même ne dit pas. Exploration d'un art délicat, qui brille lorsqu'on ne le voit pas.

L'une des premières décisions que Brigitte Haentjens a prises lorsqu'elle a décidé de s'attaquer au mythique Opéra de quat'sous de Brecht, c'est de commander une nouvelle traduction. Il n'était pas question pour elle de s'appuyer sur la version «en français international» publiée en 1983 chez L'Arche Éditeur. «C'est une langue qui ne se parle nulle part», tranche la metteure en scène.

Elle a passé sa commande à un collaborateur de longue date, le dramaturge et romancier Jean-Marc Dalpé, qui est aussi un traducteur inspiré. Sa traduction directe et pourtant poétique de Hamlet de Shakespeare comptait d'ailleurs parmi les éléments les plus remarquables du spectacle mis en scène par Marc Béland au TNM l'an dernier.

«Le travail de traducteur en est d'abord un de lecteur, estime Jean-Marc Dalpé. Il faut penser en fonction de la représentation, imaginer ce qui se passe sur scène.» Traduire le théâtre est un travail qui exige de penser constamment à l'acteur. «À tel moment, la langue doit produire tel effet», résume Paul Lefebvre, conseiller dramaturgique au Centre des auteurs dramatiques et lui-même traducteur.

Les dessous du texte

«Traduire, ce n'est pas juste choisir des mots», précise toutefois Fanny Britt, qui signe la version française de Orphans de Dennis Kelly, à l'affiche à La Licorne. Il faut aussi traduire «les relations entre la production d'origine et le public d'origine», comme le dit Paul Lefebvre, et les transposer dans l'univers culturel de la langue d'accueil.

L'homme de théâtre cite en exemple une pièce de Gogol qui fait référence à la Saint-Vladimir, célébrée le 15 juillet. «En Russie, tout le monde saisit que l'action se déroule en été, dit-il. Ici, non.» Il est donc du devoir du traducteur de passer l'information dans son texte.

Fanny Britt a dû opérer un transfert de ce genre dans Orphelins. En Angleterre, «Asian» désigne les habitants du sous-continent indien (Pakistanais, etc.). Elle a choisi d'écrire «Arabe», un terme qui sous-entend les tensions raciales et culturelles essentielles à la pièce que le terme «asiatique» n'aurait pas su transmettre.

Évaluer la distance qui existe entre la version originale et l'univers socioculturel du public à qui s'adresse la traduction est un élément clé du travail du traducteur. «Il faut choisir entre ce qui doit absolument être conservé et ce qui sera perdu, choisir ce qui fera une oeuvre cohérente, explique Jean-Marc Dalpé. Chaque traducteur interprète le texte original en le ramenant vers sa culture.»

L'esprit de l'oeuvre

En traduisant L'Opéra de quat'sous, Dalpé a notamment tenu à restituer les nombreuses ruptures de ton qui marquent la pièce et les différents niveaux de langage. «Des gens qui perlent à la française, ici, ça nous fait rire», explique le traducteur, en précisant que l'humour constitue un ressort dramatique important de l'oeuvre.

«Notre projet était de respecter Brecht dans l'esprit, mais pas à la lettre, poursuit-il, parlant de Brigitte Haentjens et lui. On s'est permis de moderniser la pièce, de la rendre efficace pour le public d'ici, aujourd'hui.» Pour ce faire, ils ont même transposé l'action à Montréal, en 1939, dans une langue québécoise.

Les acteurs parlent aussi en québécois dans Orphelins. Or, la pièce demeure campée en Angleterre. «On aurait pu transposer l'action à Montréal, mais on n'avait pas besoin de le faire», juge Fanny Britt. L'essentiel dans ce thriller moral est en effet l'empoisonnement soudain des relations entre trois personnages sur fond de violence urbaine.

Ce n'est pas un hasard si Jean-Marc Dalpé et Fanny Britt sont eux-mêmes dramaturges. Pour traduire le théâtre, il faut avoir une excellente connaissance de sa propre dramaturgie, juge Paul Lefebvre. «Les manières de traduire sont différentes en France et au Québec, parce que nos dramaturgies sont différentes, affirme-t-il d'ailleurs. Le théâtre français a une forte tradition de littérarité, c'est une convention acceptée par le public français. Ici, c'est moins le cas.»

C'est cette convention, cette distance avec le théâtre québécois, souvent plus proche de la langue parlée, que souligne Brigitte Haentjens lorsqu'elle dit de la traduction française de L'Opéra de quat' sous est faite dans une langue qui ne se parle nulle part. Paul Lefebvre en parle comme d'un «pacte secret» entre théâtre et public. Un non-dit que le traducteur doit savoir interpréter. Comme les mots.

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Se pourrait-il que la traduction, comme le théâtre, soit un art de l'éphémère? Selon Paul Lefebvre, la durée de vie d'une traduction théâtrale est d'environ 15 ans. «Que tu le veuilles ou non, tu traduis avec la langue et la pensée de ton temps», dit-il. Ainsi, un «nouveau» texte peut rapidement perdre son actualité.

La langue change, la culture qui reçoit l'oeuvre change, expose Jean-Marc Dalpé. Au théâtre, c'est très clair: le public change et sa sensibilité aussi. On s'en rend compte quand on se met au travail. Et les acteurs s'en rendent compte eux aussi.»

Ce vieillissement prématuré des traductions toucherait davantage les textes qui puisent dans la langue parlée. Le décalage est parfois patent. Ainsi, le joual constituait une réelle distraction l'été dernier dans La tempête, traduite dans les années 70 par Michel Garneau, que Robert Lepage a montée l'été dernier à Wendake.

En 1973, cette traduction avait une forme de transparence. Ensuite, 1973 devient un point de référence de plus en plus brouillé et peut devenir une sorte d'écran devant le texte original», suggère Paul Lefebvre, tout en précisant qu'il n'a pas vu cette production. D'où la nécessité de retraduire pour parler aux spectateurs de son temps.

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Orphelins, jusqu'au 18 février à La Licorne.

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L'Opéra de quat' sous, jusqu'au 16 février à l'Usine C.