C’est en conviant l’ombre dans ses œuvres qu’Édouard Lock permet au spectateur d’ouvrir une brèche pour s’y insérer, nouant cette relation entre la scène et le public. Après un hiatus pandémique, le chorégraphe réputé reprend la conversation avec sa nouvelle création pour la São Paulo Companhia de Dança, Trick Cell Play.

Après The Seasons, présentée à Montréal en 2016, Édouard Lock collabore de nouveau avec la compagnie brésilienne São Paulo Companhia de Dança — « une compagnie que j’adore et qui prend des risques », explique-t-il au bout du fil — pour proposer Trick Cell Play, une pièce pour 14 danseurs portée par la musique du compositeur Gavin Bryars, un complice de longue date du chorégraphe.

Dans The Seasons, Bryars revisitait — en les déconstruisant — Les quatre saisons de Vivaldi. Cette fois, ce sont les arias les plus connus de l’opéra qui ont servi de matériel et d’inspiration au compositeur. Lesquels ? Lock préfère garder le mystère et laisser au public le soin de reconnaître ces airs déconstruits pour instruments.

Dans cette nouvelle offrande, dont la venue à Montréal a déjà été reportée deux fois et présentée enfin mercredi dans le cadre d’un programme triple, Édouard Lock crée un « environnement fumoir », baigné par ses clairs-obscurs contrastés signature. « L’éclairage repositionne les danseurs dans un huis clos, un sombre blanc », image-t-il.

L’ombre, pour Lock, va bien au-delà d’un choix esthétique. C’est un espace qu’il donne au spectateur pour entrer dans l’œuvre, explique-t-il.

« Quand j’étais enfant, mon père dessinait beaucoup, et il ajoutait ensuite des ombres. Je lui demandais pourquoi il ruinait ses dessins, et il me répondait : ‟Non je ne ruine pas ; la chose la plus essentielle, c’est les ombres. » J’ai compris plus tard que quand un public regarde une présentation, c’est dans les parties sombres qu’il peut s’immiscer, où il peut se reconnaître dans ce qu’il observe. »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Le chorégraphe Édouard Lock

Le public influence ce qui se passe sur scène, et cette relation est une conversation. Une conversation sociale, intime et anonyme, entre deux groupes d’étrangers. C’est une autre forme de discussion.

Édouard Lock

Pour le créateur, cette conversation, perdue momentanément durant la pandémie, est essentielle — quoi qu’en disent certains — dans une société. « Le théâtre joue un rôle important. C’est un centre où les gens peuvent se rejoindre et se connecter autour de sujets qu’ils partagent. Pour moi, c’est essentiel pour la santé d’une société, santé qui se crée aussi dans tous les échanges non définis et culturels qui forment les sociétés. »

Corps flou, corps abstrait

Le fondateur de La La La Human Steps est un chorégraphe de talent à la réputation internationale ; c’est aussi un artiste qui pose un regard singulier sur le monde qui l’entoure. Et c’est cette idée d’un monde et d’un corps qui dépassent les limites dans lesquelles on veut bien les confiner, abstraits et mystérieux, qu’il convie sur scène dans ses créations depuis ses débuts en 1980.

« On pense que le corps est connu et compris — un certain âge, esthétique, grandeur. Mais si je vous demande combien de lignes vous avez sur la paume gauche de votre main, connaîtrez-vous la réponse ? Le corps est un porteur de mystère, il n’est pas défini, et encore moins dans un contexte de mouvement. La pensée est vue comme complexe, et le corps comme relativement simple, mais c’est faux. Imaginer le corps ainsi donne beaucoup plus de liberté. Pour moi, le corps est une entité qui est fondamentalement floue. La danse, c’est ça ! »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Pour Édouard Lock, le corps est une identité fondamentalement floue.

Lock est reconnu pour sa gestuelle ultrarapide, où les membres — particulièrement le haut du corps — bougent à une telle vitesse qu’il devient difficile, pour le spectateur, d’en tracer les contours, le tout exacerbé par les jeux d’ombres et de lumières. « Le corps est aussi complexe qu’une pensée, et en mouvement, aussi abstrait qu’une pensée. On me dit : tes danses sont très rapides. Oui, c’est une façon de cacher le détail, ça devient plus difficile à comprendre. Pour moi, ça ressemble un peu plus au réel. »

En créant cette « interférence », il permet au corps d’embrasser sa nature première. Une nature qui n’est dictée par rien et qui n’existe pas pour être observée.

« La nature est remplie de détails qui ne sont pas là pour l’observateur, des détails qui ne seront jamais vus. Le monde n’est pas fait pour être observé : on observe le monde. Créer une danse pleine de détails, mais dont plusieurs ne seront jamais vus, c’est quelque chose qui colle un peu mieux à la réalité du monde. »

Ainsi, la fonction de l’artiste, croit-il, se trouve là. « Il y a toujours un désaccord, en théorie, entre ce qui est présenté sur scène et ce qui est à l’extérieur de la scène. » Et ça aussi, c’est essentiel, pour continuer la conversation.

Une discussion que le chorégraphe s’est retrouvé à poursuivre, durant la pandémie, à l’aide de ses mots, en travaillant à un projet de script. « C’est étrange à dire, mais les mots et la danse ne sont pas si loin que ça. Ce qui crée la beauté d’une langue, ce n’est pas la signification des mots, mais leur agencement, le rythme, la mise en bouche. La façon de définir une chorégraphie, c’est un peu la même chose ; une structure qui est belle par l’agencement des mouvements, le rythme, la mise en œil. »

Le programme triple comprenant Trick Cell Play d’Édouard Lock, L’oiseau de feu de Marco Goecke et Agora de Cassi Abranches est présenté jusqu’au 9 avril, au Théâtre Maisonneuve.

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