Yany Grégoire, professeur de marketing à HEC Montréal, porte un jugement implacable sur Ticketmaster : l’entreprise américaine « pense à maximiser [son] profit presque à tout prix », juge-t-il. « C’est légal, mais pas forcément moral. »

Pour lui, c’est tout le système de revente qui cause un problème. « Dans les industries où il y a de la tarification dynamique, il n’y a pas cet aspect de revente. La firme garde normalement un certain contrôle. Tandis que là, avec Ticketmaster, on perd vraiment le contrôle. »

L’expert signale que pour des questions morales et par responsabilité envers leurs clients, de nombreuses grandes entreprises s’engagent à maintenir des prix raisonnables. « Ticketmaster, ils sont vraiment dans un système de capitalisme sauvage, note-t-il. Pour maximiser leurs profits, ils s’allient aux revendeurs et celui qui en paie le prix, au bout du compte, c’est le consommateur. »

Sur Ticketmaster, les préventes, la revente et la tarification dynamique constituent les rouages d’un engrenage qui engendre une hausse de prix. D’abord, en offrant une portion des billets à des « fans » avant la mise en vente générale, Ticketmaster favorise l’effet de demande, ce qui fait augmenter les prix par la tarification dynamique. Puis les revendeurs, par l’achat de masse, influencent eux aussi cette impression de forte demande.

SAISIE D’ÉCRAN DU SITE DE TICKETMASTER

Ticketmaster décrit ainsi les billets dont le prix est établi en fonction de la tarification dynamique.

C’est comme s’il y avait une forme de coopération tacite entre les revendeurs et Ticketmaster. Ticketmaster les laisse aller. Ils savent aussi que les scalpers achètent excessivement et que les prix vont augmenter rapidement avec la tarification dynamique. Ce qui fait l’affaire à la fois des scalpers et de Ticketmaster.

Yany Grégoire, professeur de marketing à HEC Montréal

Plusieurs médias, au cours des dernières années, ont également rapporté que l’entreprise ne mettait pas en vente tous ses billets en même temps. Il en résulte une impression accrue de rareté. Un spectacle peut afficher complet un jour et avoir des billets disponibles le lendemain. Les clients sentent une pression pour acheter rapidement un billet, ce qui fait augmenter les prix.

Ticketmaster impose un prix plancher de revente et touche une plus-value grâce à des frais payés par l’acheteur. Ces revenus s’ajoutent à la première commission obtenue lors de la vente initiale.

Ticketmaster devant les tribunaux

Des consommateurs ayant acheté des billets en revente sur le site de Ticketmaster ont déposé en 2018 une demande d’action collective contre la billetterie et Live Nation, propriétaire de Ticketmaster depuis 2010. Ils reprochent aux défendeurs de ne pas avoir indiqué clairement « que le prix du billet de revente vérifié pouvait être plusieurs fois supérieur à la valeur nominale du billet », indiquent les documents de cour.

La Presse a vérifié si le problème était toujours d’actualité. En suivant les étapes jusqu’au moment du paiement pour des billets platines (à 417 $) pour le spectacle d’Arctic Monkeys, il nous a été impossible de voir à quel prix ces places étaient initialement mises en vente et donc quelle somme supplémentaire on nous demandait de débourser.

Cette demande d’action collective au Québec a été annulée par les avocats de la partie plaignante puisque deux cas identiques ont été portés devant les tribunaux en Saskatchewan et en Ontario et que les plaignants québécois peuvent s’y joindre.

« Les actions collectives proposées au Québec, en Saskatchewan et en Ontario portent sur le complot allégué des Défenderesses [Ticketmaster et Live Nation] avec de tierces parties visant à faciliter la revente de billets à des prix surélevés en raison de l’utilisation de “bots” ou de logiciels d’achat automatisé », peut-on lire dans la demande de suspension du recours.

En 2020, une entente a été approuvée au Québec à la suite d’une autre action collective qui accusait Ticketmaster de vendre ses billets avec des frais cachés qui pouvaient faire augmenter les prix jusqu’à 65 %. L’année suivante, une demande d’action collective a été déposée par un partisan du Canadien de Montréal qui a payé plus de 1600 $ pour deux billets des séries. Il s’agissait de billets de revente et le prix original des billets n’était pas indiqué.

« Quand on voit une compagnie qui a beaucoup de recours collectifs contre elle, c’est généralement qu’il y a un problème dans l’équilibre entre le profit raisonnable et la satisfaction du client », commente Yany Grégoire, de HEC Montréal.

evenko, Live Nation et Ticketmaster

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Spectacle de Dua Lipa au Centre Bell

Quand une vedette internationale est de passage à Montréal, elle se produit la plupart du temps dans l’une des salles d’evenko : Centre Bell, MTELUS, Corona, Place Bell, parc Jean-Drapeau. Le promoteur montréalais est partenaire depuis 2019 de Live Nation Entertainment (LNE), née de la fusion, en 2010, de Ticketmaster et du promoteur Live Nation. LNE continue d’assurer la promotion de spectacles, mais chapeaute aussi la vente de billets (par Ticketmaster), possède des salles de spectacles et gère des artistes. La nouvelle coentreprise evenko-Live Nation Entertainment fait la promotion au Québec des artistes de LNE. Bien sûr, toutes les transactions de billetterie d’evenko-Live Nation se font par Ticketmaster.

Promotion, vente de billets, location de salle et parfois même gérance d’artistes : tout se déroule sous la même enseigne. En ce qui concerne la tarification dynamique, evenko affirme dans une réponse par courriel que « c’est une pratique courante qui n’est pas unique à notre industrie et qui a cours depuis plusieurs années en Amérique du Nord ». « En ce qui a trait à nos ententes avec Live Nation et Ticketmaster, il s’agit d’ententes confidentielles dont nous ne souhaitons pas partager le contenu », ajoute-t-on.

Le cas de la Place des Arts

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Spectacle à la salle Wilfrid Pelletier de la Place des Arts

Faire affaire avec Ticketmaster ne veut pas forcément dire opérer purement selon les règles du géant américain. À la Place des Arts, où le système a été adopté durant la saison 2016-2017 après un appel d’offres public, on a choisi cette billetterie à plusieurs conditions, dont celle de garder la marque du complexe culturel tout en utilisant la technologie de Ticketmaster. « On utilise la plateforme pour vendre les billets, mais on ne perd pas la relation client. On vend sur le site de la Place des Arts et pas via le site de Ticketmaster », explique Esther Carrier, directrice du service à la clientèle et de la billetterie de la Place des Arts, où l’on diffuse plus de 900 spectacles par année, tant d’artistes locaux qu’internationaux.

Le complexe culturel loue ses salles et le diffuseur établit ses propres prix. Les recettes de la billetterie retournent au producteur, qui partage les profits [entre les artistes et artisans du spectacle], tandis que la Place des Arts touche les frais de service sur chaque billet. La tarification dynamique peut être utilisée dans les salles de la Place des Arts, à la demande des producteurs, précise Esther Carrier. Mais le système n’est pas exploité par Ticketmaster. « Parfois, ça permet de rendre les billets plus abordables, ça permet de remplir des salles. Ça se joue des deux côtés. » Quant à la revente, il est impossible de le faire sur la plateforme de la Place des Arts.