Francis Ducharme qui incarne le mythe du héros tragique, avec une mise en scène de Brigitte Haentjens et une chorégraphie de Catherine Gaudet. Voilà une soirée remplie de promesses, se dit-on…

Le talent d’interprète de Francis Ducharme, sa vibrante intensité, son magnétisme incandescent ne sont plus à prouver. Mais avec Mains moites, où, malgré ce qui est annoncé, il fait cavalier seul (selon le programme de la soirée, il signe la chorégraphie, la mise en scène, l’éclairage et, dans un court mot, Brigitte Haentjens et Catherine Gaudet affirment lui avoir laissé les rênes de cette création), il a manifestement eu envie de faire table rase, de repousser les limites. Toutes les limites. Celles du quatrième mur, des conventions de la représentation, de ce que le public et le milieu pourraient attendre de lui.

Ceux qui s’aventureront dans l’arène de ce spectacle seront déstabilisés, perplexes, voire provoqués, et auront peut-être envie, si l’art les ennuie, comme l’indique le panneau que tient Ducharme dans le tableau final qui se déroule à l’extérieur de la salle de spectacle, de lui cracher dessus !

Qu’est-ce que l’art, le théâtre, et comment peuvent-ils exister si on les prive de tous leurs apparats ? Voilà, peut-être, les questions que pose Ducharme avec cette proposition qui a la claire intention de faire voler en éclats la frontière entre le public et l’artiste, et de remettre en question le concept même du spectacle.

Le public pénètre dans l’enceinte vide de l’Espace Orange de l’Édifice Wilder. L’éclairage est brut, il n’y a pas de chaises. Ducharme – tout sourire, bonjour ! – scanne les billets des gens qui entrent, ne savent pas où se mettre. Certains s’assoient par terre.

En fait, on le comprendra, le public est à peu près libre de faire ce qu’il veut dans cette arène. Et c’est peut-être ce que Ducharme désire : provoquer sa réaction, le sortir de sa zone de confort, de son rôle d’observateur silencieux, confortablement installé dans le noir.

Autour, des Post-it collés sur une poutre, quelques accessoires épars ; François Marceau est installé à la régie près de l’entrée et jouera, sur les indications de l’interprète, quelques segments musicaux, dont la conception sonore a été faite en collaboration avec Tomas Furey. Un documentariste, Gabriel-Antoine Roy, suit Ducharme avec sa caméra. Ducharme, qui tient un bol avec des bouts de papier ; il faut piger, un spectateur se lève. « Carré ! », s’exclame-t-il. Le voilà qui trace avec du ruban adhésif rose un grand carré au sol, à travers les gens qui se sont naturellement rassemblés dans une forme semblable. Voici donc la scène ! Ducharme sort des chaises, commence à les déplier, les gens s’en emparent. Et puis, il ouvre un rideau, apparaissent les gradins, et voilà ! Tout le monde est bien installé, le spectacle peut commencer !

« Tout est à inventer »

Quel spectacle, diront certains ? Voilà une bonne question. « Je ne sais pas ce qui se passera ce soir. J’ai rien et tout préparé. Tout est à inventer. Il n’y a que vous et moi et ce fil invisible qui nous relie. Je suis le contenant. Vous êtes le contenu. Y a-t-il une différence ? », écrit Ducharme dans le programme. En effet, qui est l’objet de cette représentation : l’interprète, ou le public, qui se regarde regarder Ducharme ? Ducharme qui, en fin de compte, passe un bon moment à déplier des chaises, prendre des chaises, déplacer des chaises (réelles ou invisibles), déposer, avec de plus en plus de brusquerie, des chaises ?

Dans la répétition et les modulations de ce geste vain, mais esquissé avec conviction, voire désespoir et rage, voit-on poindre la tragédie, l’implacable destin funeste du héros tragique, mythe que Ducharme est censé incarner ? Ou ce concept a-t-il foutu le camp avec tout le reste ?

Ce fil, Ducharme le cherche, le rompt, s’y entortille, s’y empêtre. Ses cris viscéraux donnent la chair de poule ; par moments, l’élan désespéré de son corps nous captive et nous émeut, mais on rit aussi de malaise et de perplexité devant cette proposition pour le moins radicale, qui verse dans l’absurdité. Peu importe, on le suit alors qu’il danse au bord du ravin, un pied dans le vide, en se demandant, avec un peu d’inquiétude, jusqu’où il va nous mener !

Le spectacle s’annonce différent chaque soir. Francis Ducharme, en chef d’orchestre, module sa présence et ses actions selon les sensations du moment, et le lien qu’il sent avec le public. Est-ce que, ce soir, il ira donner un gros câlin à une personne dans les gradins, grimpera sur les murs, déchirera son chandail, fera entrer une fanfare dans la salle ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que ce spectacle n’est pas celui qu’on attendait. Et que le saut dans le vide que fait Ducharme est non seulement vertigineux, mais demande une forme de courage qui se rapproche de la folie.

Mains moites

Mains moites

Francis Ducharme

Agora de la danse, Jusqu’au 9 septembre, supplémentaires les 13 et 14 septembre

6/10