Qu'arriverait-il à un pauvre chien errant si on lui greffait l'hypophyse et les testicules d'un homme qui est un voyou, dans la Russie des années 20, alors que la dictature de la bourgeoisie s'effondre et celle du prolétariat débute? Cette vie de chien est au coeur de la pièce Coeur de chien de Mikhaïl Boulgakov, montée par le Groupe de la veillée au Prospero, et dont la première avait lieu jeudi.

Pour mieux dénoncer les privilèges des castes, qu'elles soient bourgeoises ou ouvrières, l'écrivain russe Boulgakov (1891-1940) a créé en 1925 un chien bâtard, littéralement un fils de chienne «pas de classe», à qui on octroiera le «privilège» de devenir humain grâce à une opération.

 

De prime abord, on pense évidemment au Frankenstein de Mary Shelley, mais qui aurait l'Union soviétique pour cadre, avec un médecin (spécialisé dans les techniques de rajeunissement!) qui se prend pour Prométhée et sa créature qui se transforme en monstre, pour mieux punir le premier d'avoir osé se prendre pour Dieu.

Avant d'aller plus loin, disons tout de suite que Paul Ahmarani incarne ce chien, Bouboule, sans l'aide d'un quelconque masque ou d'une fausse queue, et qu'il est inouï dans ce rôle, au point où l'on adopterait ce toutou, si l'on ne se retenait pas!

Mais revenons à la métaphore de Boulgakov, qui établissait un parallèle évident avec la société soviétique de son époque - les «créatures» conçues par le régime et à qui on «greffait» le pouvoir devenaient elles aussi des monstres. Pour rendre à la fois justice à l'histoire et à ce parallèle, le metteur en scène Gregory Hlady a créé une pièce de moins de deux heures qui pose une foule de questions, certaines fouillées, d'autres effleurées (par exemple, celle de la beauté incompatible, semble-t-il, avec tout système totalitaire).

Pour la défendre, il a réuni sept comédiens, dont Ahmarani et Denis Gravereaux (très convaincant en Dr Dieu), qui multiplient gestuelles, langues, techniques et musiques (du folklore à Mahler en passant par le didgeridoo et le chant de gorge!), ce qui donne un rythme fébrile, foisonnant, souvent beau ou souvent drôle, à un étonnant montage de textes conçu par Téo Spychalski.

Car il y a effervescence partout, dans cette oeuvre où les rapports entre patron et domestique, bourgeois et prolétaire, créateur et créature, eugénisme et totalitarisme, anonymat et identité (avec un joli clin d'oeil au chien de Pavlov) et même chien et chat, sont entre autres abordés.

On soulignera le jeu de la plupart des comédiens, les idées rigolotes (c'est étonnant ce qu'on peut faire avec une pâte à tarte), tout l'environnement sonore extrêmement fouillé, l'emploi d'un décor qui oblige au mouvement.

On n'est toutefois moins sûr de la morale à tirer de cette fable, où les rapports avec notre société sont pourtant réels (clonage, volonté de demeurer jeune à tout prix...). Mais campé dans un univers très daté et très «cliché» - le début de la révolution bolchevique -, elle se termine sur une note dont on ne sait trop ce qu'il faut en conclure, sinon qu'il vaut mieux être un chien qu'un être humain. Et le demeurer.

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Coeur de chien, présenté par le Groupe de la Veillée au théâtre Prospero, jusqu'au 14 février, 20 h (sauf les mercredis à 19 h).