Denise Filiatrault, qui relève depuis quelques années le défi de monter une comédie musicale au Théâtre du Rideau Vert, s'est fait dire qu'on n'avait pas d'argent cette année pour présenter Un violon sur le toit en tournée au Québec.

«Mais comme toutes les représentations au Rideau Vert affichent complet et que ceux qui viennent voir les répétitions sont envoûtés - tous les distributeurs veulent venir la voir -, on essaie de refaire les budgets, explique la directrice artistique et metteure en scène. Je leur ai dit à la blague que les acteurs étaient prêts à coucher deux par chambre...» «Denise, t'es la seule qui fait de la comédie musicale en théâtre», intervient Lynda Johnson, qui incarne Tzeitel, la fille aînée de Tevye, le personnage principal d'Un violon sur le toit, joué par Martin Larocque. S'il n'en tenait qu'à eux, Johnson et Larocque n'auraient pas assez d'une demi-heure pour dire toute l'admiration qu'ils ont pour Madame Filiatrault, sa passion du métier, son intuition, sa poigne et sa détermination.

Au pied de la petite scène du Rideau Vert, nous discutons des étapes de la production d'Un violon sur le toit (le chant, la danse, la mise en scène, le peaufinage...) échelonnées sur deux mois dans des lieux éparpillés quand Larocque nous interrompt: «Attention, il y a l'effet Denise Filiatrault! Normalement, en deux mois, on aurait tout placé et on aurait commencé à enchaîner cette semaine. Avec Denise Filiatrault, le show est placé un mois et demi avant la première. Après, on le roule. Mais on ne se casse plus la tête et ça, c'est extraordinaire. Je dirais que 90% des gens sur scène ont hâte à la première.»

«On ne sent pas qu'on est en retard, on ne se dit pas : Merde ! Et si on n'était pas prêts? renchérit Lynda Johnson. Denise a aussi été comédienne et ça paraît. Pour un metteur en scène ou un réalisateur, c'est pas obligé, mais je trouve que ça aide drôlement.»

«C'est parce que je suis peureuse, dit Denise Filiatrault comme si pareilles louanges la mettaient mal à l'aise. C'est l'école du music-hall, j'en ai fait de la scène, j'en ai chanté et dansé des tounes. Et je suis peureuse. Je me dis: S'ils ne sont pas prêts, qu'est-ce qu'on va faire? Qu'est-ce qui va arriver si je tombe malade? Ce n'est pas de la prétention, c'est mon travail. Quand tout est prêt, je me dis: Je peux tomber malade, ils vont s'arranger.»

Lynda Johnson et Martin Larocque pouffent de rire.

Le jello a pris

Ceux qui ont déjà vu Un violon sur le toit - au Centre Saydie Bronfman, dans sa version Broadway à la Place des Arts ou encore dans le film qu'en a tiré Norman Jewison en 1971 - savent que malgré les thèmes sérieux qui y sont abordés, cette pièce, avec ses chansons que tout le monde connaît et ses personnages truculents, est un véritable bonheur.

«Ça fait 20 ans que je veux jouer ça, ce rôle-là, dit spontanément Martin Larocque. Quand Denise m'a appelé pour me demander si je connaissais Un violon sur le toit, je lui ai dit: "Veux-tu que je te la chante? Je la connais par coeur!" Et ce que j'aime dans le fait de ne pas avoir de gros décor, c'est qu'on se concentre sur les personnages.»

Denise Filiatrault a vu la pièce à New York il y a quelques années et elle se souvient d'un décor avec un sous-bois et des saisons qui changeaient. «Mais ici, où veux-tu faire ça? Il n'y a pas de place», dit-elle. Dans la pièce, Tevye a cinq filles, au Rideau Vert il en aura trois. «Dans l'armée russe, ici, il y a quatre soldats, ajoute Denise Filiatrault dans un soupir. La distribution comprend 25 personnages, mais comme on n'a pas les moyens ni l'espace, j'ai pris 18 acteurs. Certains jouent deux rôles, parfois ils ont des barbes et jouent des Juifs et l'instant d'après, ils deviennent des Russes. C'est assez exceptionnel de les voir faire.»

Ces contraintes bassement matérielles ne semblent pas affecter le moins du monde le moral de cette troupe que Madame Filiatrault compare à une compagnie et qui comprend notamment Linda Sorgini, Émily Bégin, Émilie Josset, Sylvain Scott, Renaud Paradis, Frédéric Desager, Vitali Makarov et Arlette Sanders.

«Je n'ai pas fait beaucoup de théâtre, mais avec cette troupe-là, le jello a pris très vite», dit Martin Larocque. «J'adore être au théâtre et si en plus c'est dans une comédie musicale où on peut danser, chanter, jouer, je jouis. Je me sens exactement comme à la récréation, dans une cour d'école ; tout à coup, j'ai 8 ans!» renchérit Lynda Johnson.

Denise Filiatrault adore les comédies musicales pour les chansons, bien sûr - «Et la musique juive est tellement larmoyante, j'aime ça», dit-elle en étirant volontairement chacune des notes du refrain de Ah, si j'étais riche! Mais ce qui l'intéresse d'abord, c'est le livret, l'histoire. Avec ce Violon, elle est gâtée.

Adaptée d'une nouvelle centenaire de Sholem Aleichem, la comédie musicale de Joseph Stein (livret), Jerry Bock (musique) et Sheldon Harnick (paroles) a été créée à Broadway en 1964 par le metteur en scène Harold Prince et le célèbre chorégraphe Jerome Robbins. Tevye le laitier vit avec sa femme et ses trois filles à Anatevka, un petit village ukrainien au tout début du XXe siècle. Une communauté juive repliée sur elle-même et ancrée dans la tradition qu'ébranleront les trois filles de Tevye en épousant l'une, un homme de condition modeste, l'autre, un révolutionnaire, et la troisième, un homme de l'extérieur du clan, un Russe. À la fin, les habitants d'Anatevka seront contraints à l'exil par un pogrom de l'armée tsariste.

«Il y a des choses dures, mais l'auteur revire ça avec une réplique drôle. C'est là que tu vois que l'écriture est forte», dit Denise Filiatrault.

Un Capitaine Bonhomme au coeur d'or

Le Tevye qu'on a confié à Martin Larocque est un personnage truculent, d'apparence bourrue mais au coeur d'or, une espèce de Capitaine Bonhomme qui cite à tort et à travers les prophètes quand il n'invente pas lui-même dictons et proverbes. Chaque fois qu'il a une décision à prendre, il en soupèse à voix haute le pour et le contre et il n'hésite pas à s'adresser directement à Dieu - «son grand chum», dit Larocque - quand il sent qu'il n'a plus le contrôle de la situation.

Pourtant, quand sa cadette Chava décide de marier un Russe, Tevye la répudie. «C'est trop lui demander», dit Lynda Johnson. À la toute fin de la pièce, quand le clan se disperse, on sent que Tevye veut passer par-dessus ses principes pour se réconcilier avec Chava, mais qu'il ne peut s'y résoudre. Son identité juive est fondamentale. «C'est encore vrai aujourd'hui, dit Denise Filiatrault. On m'a dit: "Tu montes ça? C'est une vieille histoire!" Oui, elle est peut-être vieille, mais Le mariage de Figaro aussi c'est vieux, comme toutes les pièces de Molière. Mais il y a l'histoire, les personnages, l'intrigue qui a toujours sa place, c'est la famille!»

«La famille, mais aussi les changements auxquels on est confrontés en tant que parents, ajoute Lynda Johnson. Cet homme-là est bousculé dans ses valeurs. »

«Cette pièce-là, c'est comme une parabole, reprend Martin Larocque. Il y a quelque chose d'intemporel là-dedans. Oui, elle est située en Russie en 1905, avec ses costumes, ses traditions, mais il y a aussi quelque chose de totalement sans limites, sans frontières: l'adaptation au changement. Alvin Toffler l'a écrit en 1970 dans Le choc du futur: si tu ne t'adaptes pas au changement, tu vas te casser le nez. C'est exactement ça, ce show-là.»