On le connaît pour son travail magistral, devant et derrière la caméra, dans La vita è bella. On le connaît pour les pitreries auxquelles il s'est livré à trois reprises lors de la cérémonie des Oscars, en 1998. Il ne faudrait toutefois pas croire que là se trouve tout Roberto Benigni. C'est ce que prouve Tutto Dante.

«On dit qu'il n'y a pas d'amour, que des preuves d'amour. Que je vienne vous présenter mon spectacle en français en est toute une. Mon accent est vraiment dégueulasse. Mais, bon... si je me trompe, vous me corrigerez!» lance Roberto Benigni avec la verve et la fougue que l'on imagine.

 

Incroyable. Tel un diable en boîte, il s'éjecte de l'enregistreuse où je l'ai «enfermé» il y a environ deux mois, à Londres. Sérieux: il suffit d'appuyer sur play et sa voix, avec l'accent et tout et tout, se fait machine à voyager dans le temps et l'espace. Nous sommes de nouveau face à face et côte à côte (ça se peut) sur un canapé, dans sa suite d'un chic hôtel de la capitale britannique. Ses yeux et ses mains parlent autant que sa bouche. En fait, il s'exprime avec tout son corps. Et ce langage-là est universel. La rencontre est de celles à ranger parmi les expériences. Tant pis pour les envieux.

D'autant que le clown n'en est pas un. Du moins, il n'est pas que ça. Il nous en donnera la preuve mercredi et jeudi où, invité par Juste pour rire, il vient présenter Tutto Dante. Tout sur Dante et sa Divine comédie, rien de moins. Un poète qu'il vénère et un texte dont il est un exégète. Qu'il aime plus profondément qu'avec sa tête et son coeur. Il en vibre jusqu'à l'âme quand il en parle. Et quand on l'écoute, on regrette de n'avoir jamais plongé dans les pages de cette Divine comédie qui l'accompagne depuis l'enfance.

Ce qui, affirme-t-il, n'a rien d'exceptionnel en Toscane: «La divine comédie y est plus populaire que la Bible... qui est un peu sévère, il faut l'admettre. Et puis, Dante est un homme comme les autres, auquel on peut s'identifier plus facilement qu'à Dieu.» Et cet homme, cette oeuvre, il les aime tellement, Roberto Benigni, qu'il met tout de lui dans Tutto Dante: «Je ne suis pas un homme de culte, je ne suis pas un intellectuel, je suis un homme de spectacle. Le plus beau cadeau que je puisse faire, c'est offrir un spectacle avec l'aide de Dante... et en parlant aussi un peu de moi.»

Parce que, il en est conscient: les spectateurs viennent d'abord voir le réalisateur et acteur de La vita è bella; et, en Italie, l'homme public connu qui parle crûment sexe et politique. «Je les prends par là, en leur révélant des choses sur moi, en racontant des anecdotes. Je mets donc ma popularité au service de Dante - qui voulait être populaire. C'est dans ce but qu'il a appelé son livre Comédie... même s'il n'y a rien là de très drôle!»

Et après avoir ainsi séduit son public, il le conduit «dans ce voyage inouï qu'est celui de Dante». Résultat: des rires en première partie et, en seconde, «un silence religieux». Il semble si fier de dire cela! Pas d'une fierté hautaine, mais d'une fierté gamine.

C'est sur ce même ton, bon enfant et ébloui, qu'il mentionne les 40 000 personnes qu'il a charmées à Sienne. Les 50 000 à Padoue. Le million de spectateurs rejoints sur les scènes italiennes. Il ne pavoise pas, il se régale. Il se délecte. Comme un enfant. C'est un gamin qui m'attrape par le bras, secoue la tête, plonge ses yeux dans les miens et répète: «C'est incroyable, non?» Pas du tout, signore Benigni. Pas du tout. Surtout si vous avez - et vous avez sûrement - la même flamme sous les projecteurs que dans ce one-man show pour spectatrice seule à laquelle tourne l'entrevue. Oups... encore des jaloux? Désolée.

L'amour selon Dante

C'est là que soudainement, il passe en mode sérieux. En mode «dantien».

D'abord, pour parler de la poésie, des poètes, de l'importance de la première et des seconds: «Les politiciens disent: «Des faits, pas des mots!» Mais on a besoin des mots, surtout de ces mots qui nous parlent profondément des sentiments. Les poètes nous trouvent ces mots-là. Les inventent. Les portent à nous. Personne, à part eux, ne nous apprend à parler de ce que nous avons en dedans. On nous apprend à cuisiner, à conduire une auto, pas à décrire ce que l'on sent à l'intérieur de nous. Pour moi, les poètes sont, en ce sens, des scientifiques: ils nous donnent les formules pour dire ce que notre âme ressent.»

Il en vient ensuite à ce texte immense qu'est La divine comédie: «Tout comme L'Iliade nous dit que la vie est un combat, tout comme L'odyssée nous dit que la vie est un voyage, tout comme Le livre de Job nous dit que la vie est un mystère, La divine comédie nous dit que la vie est désir et amour.»

Mais attention, l'amour selon Dante - et visiblement aussi selon Roberto Benigni - n'est pas un sentiment sucré et doux. «Il est destructeur, il fait des ravages. Il peut tout, tout détruire et pour survivre, l'homme doit reconstruire, jusqu'à aller à faire bouger les étoiles. Dieu lui-même ne peut contrôler cette force, il est guidé par elle. Et il a besoin d'elle.»

Croyant, Roberto Benigni? «Je crois parce que dans ma famille, on croit. C'est dans ma culture. Je crois, aussi, parce que les images de Dieu et de la Vierge Marie sont si belles. Mais ce que je crois, ce n'est pas que je suis fait par Dieu, mais que je suis fait de Dieu. Ça fait 2000 ans qu'on parle de Lui. Il est dans ma chair... exactement comme OEdipe, par exemple, fait partie de moi.» Comme Dante, aussi, est gravé en lui.

Et ce «croyant» souhaite que ses spectateurs, pour vraiment «entendre» ce qu'il a à leur dire, puissent «croire en Dieu pendant deux heures. Une suspension volontaire de leur incrédulité - juste le temps du spectacle». Afin de mieux embrasser les mots d'un homme sur qui les clichés «religieux» et «catholique» ont adhéré au point d'en être indécollables.

Pourtant, assure Roberto Benigni, avec La divine comédie, Dante Alighieri a, en quelque sorte, éloigné l'homme de Dieu - ou d'une vision de Dieu. «Il dit que nous sommes portés par les passions, que nous sommes libres. Avant lui, les personnages bibliques étaient dirigés par Dieu. Après lui, ils décident.»

Quant à la vision d'éternité que propose Dante, elle est, elle aussi, très... terre à terre. Pas d'angélisme sous sa plume - en tout cas, telle que la lit Roberto Benigni: «Il te fait sentir éternel et unique. Il te dit que jamais, jamais il ne naîtra quelqu'un d'autre comme toi. Du coup, cela te donne une place dans l'histoire. Tu ne te sens jamais superflu quand tu as lu Dante. Tu deviens dépositaire d'un destin unique et tu ne te sens jamais inutile.»

Vous l'entendez, parler ainsi? Je l'ai entendu. De retour à Montréal, j'ai fouillé dans mes bibliothèques. J'y ai trouvé un exemplaire de La divine comédie. Je ne l'avais jamais ouvert. Je sais maintenant que je le ferai un jour. Ce sera l'effet Benigni.

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Tutto Dante de Roberto Benigni: au Théâtre Saint-Denis 1, le 3 juin en italien et le 4 juin en français et en italien avec surtitres français.

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Les frais de voyage de ce reportage ont en partie été payés par Juste pour rire.