Scène intrigante que ces voitures de fonction (trois limousines d'un noir lustré) garées devant le TNM, mardi soir. Quel dignitaire passait donc la soirée au théâtre? La gouverneure générale Michaëlle Jean, bien sûr, dont le mari, Jean-Daniel Lafond, a établi le texte de La déraison d'amour, pièce construite à partir des écrits de Marie de l'Incarnation et qui découle d'un documentaire de création (Folle de Dieu) auquel il a cogité pendant 30 ans.

Sa Marie, et par conséquent celle de la metteure en scène Lorraine Pintal, c'est Marie Tifo, qui se produit seule sur scène pour la toute première fois de sa carrière. Captiver une salle pendant 90 minutes en disant et en jouant les lettres d'une religieuse vivant en Nouvelle-France XVIIe siècle n'est pas un défi banal. Surtout dans un Québec qui a déserté ses églises. L'actrice y parvient pourtant à force de finesse, d'intensité dramatique et d'envolées mystiques d'une troublante sensualité.

La déraison d'amour convie d'abord le spectateur à une célébration de la parole. Ni le décor de Michel Gauthier, ni les remarquables éclairages de Denis Guérette, ni même la trame musicale d'Yves Dubois (une juxtaposition fort à propos de tambour amérindien au son trituré et de chant religieux) ne cherchent à détourner l'attention du texte ‹ du Verbe, est-on tenté d'écrire ‹ et de celle qui le porte. Marie Tifo se produit pourtant sur un dispositif inusité, qui aurait pu favoriser ce détournement: un plateau pivotant de forme circulaire entouré d'eau et encadré de deux immenses rideaux translucides, lesquels évoquent un livre ouvert.

Dans ses écrits, Marie de l'Incarnation se livre en effet sans retenue. Elle relate d'une plume précise et dramatique tant le tremblement de terre qui a secoué Québec en 1663 que l'incendie qui a dévasté le couvent des Ursulines, n'hésitant pas à révéler le dénuement dans lequel ses soeurs et elle ont été laissées. La part la plus fascinante de ses lettres est celle qu'elle adresse à son fils et dans laquelle elle révèle, avec une franchise renversante, sa vie intérieure: ses idées sur l'éducation des jeunes «sauvages» et la relation fusionnelle qu'elle entretient avec son amant divin.

Les passages où elle raconte les appels pressants de son Dieu, son désir de se donner à lui et leurs rencontres presque charnelles figurent parmi les plus forts de ce cérémonial théâtral. Marie Tifo les aborde de manière très physique, pleine de passion, mais aussi avec une certaine retenue. Elle joue sur la ligne entre la suggestion et la représentation pure et simple. Son corps est visiblement possédé, mais elle n'est jamais totalement offerte.

À deux ou trois reprises dans les extraits choisis, Marie de l'Incarnation, qui va jusqu'à parler de «pénétrations», se sent obligée de rappeler qu'elle ne parle de son corps, mais de son âme. Cette «folle de Dieu» était peut-être exaltée, mais elle n'était certainement pas folle, justement. Elle se savait probablement sur la ligne qui sépare l'acceptable du péché. Elle savait où s'arrêter. Marie Tifo (et la chorégraphe Jocelyne Montpetit) aussi.

Cet équilibre délicat est partagé par tous les autres créateurs. Il aurait sans doute été facile d'exploiter à fond le plateau pivotant pour évoquer la périlleuse traversée de l'Atlantique. De «brasser» la comédienne qui s'y tient, par exemple. Or, il ne fait que suggérer le mouvement de la mer. Le reste de la mise en scène de Lorraine Pintal est à l'avenant: d'une beauté juste, mais sans ostentation, comme si chacun des artisans ménageait ses effets pour servir quelque chose de plus grand.

L'attrait et l'envoûtement exercés par La déraison d'amour est semblable à ceux de la musique religieuse: on peut succomber à ses qualités esthétiques, sans adhérer au propos. La recherche de la grâce a ses raisons que la raison n'est pas forcée d'admettre.

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La déraison d'amour, jusqu'au 13 juin, au Théâtre du Nouveau Monde.