En avril prochain, Fabienne Larouche mettra un point final à 30 vies, et clôturera 20 ans d'écriture de quotidiennes à la télévision, entamés avec Virginie. Depuis Scoop, l'auteure est une figure incontournable de notre paysage télévisuel. Portrait d'une femme ambitieuse, intègre, passionnée... Et d'un personnage qui fait tout, sauf l'unanimité.

LA DAME DE COEUR

On nous avait prévenus: Fabienne va vous séduire. Elle est charmante, charismatique et très habile. Dans le milieu, Fabienne est aussi respectée que controversée. Toutefois, ses admirateurs et ses détracteurs font le même constat: Fabienne est hypersensible. Ambitieuse, tenace et résiliente, certes. Mais aussi timide, fragile et timorée.

Installée à la table de sa salle à manger, avec vue sur les pentes enneigées du mont Saint-Sauveur, où habitent Fabienne Larouche et son mari, Michel Trudeau, l'auteure de Trauma répond aux questions de La Presse; même celles qui lui semblent de peu d'intérêt. Comme à propos du sketch du Bye bye 2015. Comment a-t-elle réagi à son imitation par Louis Morissette?

«Je l'ai regardé le lendemain pour voir ce dont j'avais l'air. C'est ‟fille", je sais, mais je ne l'ai pas écouté...

- Vous ne l'avez pas écouté?

- J'ai regardé le sketch sans le son.

- Ça vous dérange, tout ce qui se dit sur vous?

- Si c'est fait avec méchanceté, oui, ça me blesse. Parfois, je lis des choses dans le journal et je dis: "Ce n'est pas moi, ça!" Luc, je croyais que La Presse allait faire un portait le fun pour mes 20 ans de quotidiennes. Finalement, est-ce que ça va être positif, votre article?»

Franchement Fabienne

Du positif, il y en a beaucoup chez Fabienne. Sa générosité, son ouverture d'esprit, sa franchise, son grand coeur, son sens de la fête et de la famille.

«Fabienne est incandescente, c'est le feu et la braise. Il n'y a rien de plate avec elle», dit Louis-Philippe Rochon, qui l'a connue à la fin des années 90. Il était producteur délégué chez Aetios, la boîte de Fabienne et de Michel Trudeau, entre autres pour Music-Hall et Fortier.

Dans un portrait de Fabienne Larouche pour la série documentaire Virages, l'animatrice Marie-Claude Barrette avance que si la productrice dérange tant, c'est parce qu'elle est une femme. Une femme franche et directe, qui a du succès, dans un milieu pétri de jalousie, voire de misogynie.

«Il y a tout de même beaucoup de femmes qui ont du pouvoir chez les producteurs et les diffuseurs», nuance Luc Dionne, auteur de la série Blue Moon, produite par Aetios. «Par contre, l'été dernier, il y a eu de la misogynie dans les attaques vicieuses qui la ciblaient» (à propos de problèmes de travail sur les plateaux de Ruptures et de Blue Moon), croit M. Dionne.

«Fabienne est une femme de coeur qui prend son travail à coeur. Si elle croit à un projet, elle le défend bec et ongles. Fabienne a aussi un instinct d'enfer», affirme Guylaine Tremblay.

La comédienne a rencontré Fabienne Larouche pour la première fois quand cette dernière lui a proposé un premier rôle dans Unité 9, en 2011.

«J'ai été frappée par la Bombe! s'exclame l'interprète de Marie Lamontagne. Fabienne était persuadée qu'Unité 9 allait avoir un impact aussi fort que Lance et compte, avec des cotes d'écoute frôlant les deux millions. Parce que l'histoire fait pénétrer les téléspectateurs dans des lieux qu'ils ne connaissent pas: un vestiaire de joueurs de hockey, une prison pour femmes...»

«On fait le même métier, dit Luc Dionne, et c'est rare que je voie un auteur se remettre autant en question. Fabienne regarde tout ce qui se fait ailleurs. Elle a contribué à l'évolution de l'industrie de la télévision au Québec. Elle a sorti le téléroman de la cave de Radio-Canada pour l'amener à l'extérieur avec 30 vies

LA DAME DE FER

À la fin de l'été, beaucoup de commentaires ont circulé dans les journaux et les médias sociaux à propos des conditions de travail «aberrantes» et de la présence «terrorisante» de Fabienne Larouche sur les plateaux d'Aetios. Budgets insensés, rythme de tournage effréné, équipe épuisée de travailler sans répit... La liste des doléances est longue.

Mythe ou réalité? «C'est faux! Je déteste les heures supplémentaires, dit la patronne. Sur 30 vies, l'équipe tourne 10 heures par jour, du lundi au vendredi, incluant 90 minutes pour manger. Le week-end, tout le monde a congé. Si tu n'es pas heureux, viens m'en parler et je vais essayer de régler le problème. Mais ne me demande pas une augmentation de salaire au milieu d'un contrat.»

«Je vais rarement sur les plateaux, ça m'ennuie. Je préfère la postproduction, le montage, la promotion, etc. Et j'ai 160 pages de textes à livrer chaque semaine.»

Jean-Claude Lord, l'un des réalisateurs de 30 vies, confirme cette affirmation: «Fabienne n'a pas le temps de se mêler des tournages.» De plus, le réalisateur, qui a 40 ans d'expérience en cinéma et en télévision, estime que si ça va mal sur un plateau, c'est le problème du réalisateur. «C'est lui, le chef d'orchestre», tranche Lord.

Pourtant, sous le couvert de l'anonymat, deux artisans de la télévision ayant travaillé pour Aetios estiment que «Fabienne implante des impératifs de production à rabais, une manière de faire toujours plus avec moins». Ce qui est inquiétant pour l'avenir de l'industrie. L'un d'entre eux a cessé de travailler pour Fabienne Larouche car, selon lui, elle refusait de lui donner le cachet minimum fixé par son association pour ses services. «C'est une négociatrice impitoyable», juge ce professionnel.

«La création, c'est brutal. Il faut être résilient», justifie Fabienne Larouche. Elle nie avoir une liste noire. «Par contre, j'aime m'entourer de gens qui sont positifs. J'ai de la misère avec les ‟chialeux". Ce n'est pas tout le monde qui est fait pour travailler sur une quotidienne. Tu embarques ou pas.»

Une course à relais

«Un acteur doit travailler fort pour être à la hauteur de sa confiance», explique Karine Vanasse, qui avait 20 ans lorsqu'elle a collaboré à la série Un homme mort. «Fabienne admire le talent et le travail par-dessus tout.»

Grand ami de l'auteure, le sprinter Bruny Surin recourt à une métaphore olympique pour résumer Fabienne, la battante.

«Si je me prépare et je m'entraîne comme un fou pour une course à relais, je m'attends à ce que les trois autres coureurs en fassent autant. Fabienne fait énormément de sacrifices pour créer ses séries. Et ça n'avance pas tout seul, un paquebot.»

L'auteure de 30 vies pense que la télé québécoise est branchée sur un respirateur artificiel. Plusieurs fois, en deux heures d'entrevue, elle répète qu'il faut être les meilleurs, qu'on doit faire ses preuves, que la concurrence est féroce: «On se bat contre Netflix, Showtime, HBO, dit-elle. Le milieu de la télévision québécoise doit réfléchir aux façons de mieux faire les choses. Le temps est à l'organisation, pas à la revendication.»

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

En 2009, Fabienne Larouche lance la série Trauma, qui met notamment en vedette Isabel Richer.

FEMME DE POUVOIR

Fabienne Larouche a le droit de vie ou de mort sur ses personnages. Comme elle en invente des centaines depuis 20 ans, c'est une mine d'or pour les membres de l'Union des artistes. Elle peut lancer une carrière et mettre un acteur sur la map.

Curieusement, les interprètes ont plus de facilité à apprendre ses textes qu'à parler de l'auteure. La Presse a pris contact avec une vingtaine d'actrices et d'acteurs connus ayant défendu un rôle créé par l'auteure... Seulement quatre ont accepté nos demandes d'entrevue, dont l'actuelle vedette de 30 vies, Julie Perreault. «Ils ont peur de toi», lance à la blague Michel Trudeau, quand Fabienne lui fait part de son étonnement.

Karine Vanasse comprend que des collègues craignent de parler aux médias. «Fabienne peut être très dure si elle a l'impression que tu la trahis, que tu lui joues dans le dos. Par contre, tu gagnes automatiquement son respect si tu es honnête», confie la vedette de la série Blue Moon, diffusée depuis lundi sur le Club Illico.

Ma meilleure ennemie

En 1996, Marie-Joanne Boucher (qui jouait Claudie dans le téléroman Virginie) a poursuivi Fabienne Larouche pour non-respect de contrat, après que l'auteure eut fait disparaître son personnage. L'actrice avait accepté de jouer dans un théâtre d'été, sans prévenir la production. Cela la mettait en conflit avec les horaires de tournage de la quotidienne. Mme Boucher a perdu son procès.

Aujourd'hui, les deux femmes ont enterré la hache de guerre. Avant de jouer dans les ultimes épisodes de Virginie, en 2010, la comédienne est allée chez Fabienne. «On a parlé durant près de trois heures. On s'est expliquées avec franchise et respect, raconte la comédienne. Pour moi, la page est tournée. Je suis certaine qu'on va retravailler ensemble un jour.»

«Fabienne est un bulldozer déguisé en Ferrari. C'est un peu la marraine de la télé», blague François Avard, coauteur des Bougon, une série produite par Aetios en 2004 et qui fera en 2017 l'objet d'un film produit par le couple Trudeau-Larouche.

«Elle est extrêmement exigeante, envers elle et envers les autres. Mais elle est aussi très rassurante pour un créateur. Elle va toujours aller au bâton pour défendre un projet qu'elle aime. Sans Fabienne, Les Bougon n'aurait jamais existé.»

Que sont Les morons devenus?

En 1999, Fabienne Larouche a déclenché une controverse surnommée la «crise des morons», terme que l'auteure utilisait pour qualifier certains producteurs et «leur utilisation douteuse des fonds publics dans le secteur de la télévision». Elle plaidait pour qu'on revoie le système de subventions afin que «l'argent soit à l'écran». Dix-sept ans plus tard, «peu de choses ont changé», déplore la productrice.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Les auteurs des Bougon, François Avard et Jean-François Mercier, entourent la productrice, en 2006.

DAME PLUME

Fabienne Larouche est née au Lac-Saint-Jean le 26 octobre 1958 («la même journée qu'Hillary Clinton», souligne-t-elle avec fierté). Un frère aîné, des parents ouverts et curieux (sa mère était enseignante, comme sa tante et sa grand-mère). Quand elle a 6 ans, la famille déménage. Fabienne passe son enfance sur la couronne nord de Montréal.

Pour chasser son spleen, l'été de ses 15 ans, elle lit et relit «en boucle» le roman de Françoise Sagan Bonjour tristesse. L'adolescente se reconnaît dans la mélancolie de l'héroïne, Cécile, une Parisienne de 17 ans. «J'ai longtemps combattu l'ennui et la mélancolie, se rappelle Fabienne. J'ai un souvenir de jeunesse, assise sur une chaîne de trottoir à Boisbriand avec mes quatre bonnes amies - que je vois encore! - en leur disant: "Oh boy! On a juste 16 ans, les filles. Ça va être long... la vie."»

Fabienne lit aussi des magazines à potins que sa mère achète - Paris MatchPoint de vue. Elle se projette dans les vies des Caroline de Monaco, Caroline Kennedy, Brigitte Bardot. Et découvre le pouvoir de l'invention. Seule dans sa chambre, elle parle à ses amis imaginaires.

«Ma mère se demandait à qui je pouvais bien parler. Dans ma tête, je me sentais toute-puissante. Lorsqu'on peut s'inventer des histoires, on n'est plus jamais seul.»

À l'époque, Fabienne regarde le téléroman Quelle famille!. La jeune fille découvre alors celle qui deviendra sa mentore. Une femme qui lui fait réaliser à quel point la télévision touche les gens, et que la fiction est un baume sur la mélancolie. «Janette Bertrand a déniaisé le Québec, dit Fabienne. Elle a fait oeuvre de pédagogie. C'est toujours mon idole.»

Juste retour des choses: en 2012, Fabienne reçoit des mains de Janette le prix de la Fondation Émergence pour la lutte contre l'homophobie et pour «sa contribution afin de démythifier l'homosexualité à heure de grande écoute».

«Je ne suis pas meilleure qu'une autre, mais, après 20 ans d'écriture, je suis devenue une meilleure personne, dit-elle. Par exemple, j'ai de la misère avec le voile. À mes yeux, c'est un symbole de domination masculine. Or, j'ai créé pour 30 vies le rôle d'une élève musulmane voilée: Warda. Et maintenant, quand j'écris des scènes avec Warda, je ne vois plus du tout son voile.»

Trouver son rythme

Fabienne Larouche a mis du temps avant de devenir auteure. Après un baccalauréat en histoire à l'Université de Montréal, elle sera enseignante au secondaire. Puis, à 26 ans, elle collabore aux pages éditoriales de La Presse, à l'occasion de l'Année internationale de la jeunesse, en 1985. C'est dans la salle de rédaction qu'elle rencontre le chroniqueur sportif Réjean Tremblay, avec qui elle cosignera Scoop, Urgence, Miséricorde, entre autres...

«À l'époque, ça lui prenait 12 heures pour écrire un éditorial de 60 lignes, se souvient Réjean Tremblay. Aujourd'hui, ça lui prend 12 heures pour écrire un épisode de 60 pages. Je pense que je lui ai appris à moins douter, à plonger. Ensuite, Fabienne a trouvé son souffle, son rythme, son style. Et je considère que Fortier est une oeuvre majeure de la télévision d'ici.»

Une machine

Pour pondre plus de 96 000 pages en 20 ans (40 feuillets multipliés par 2400 épisodes), il faut se lever de bonne heure. «Fabienne a une discipline militaire et une énorme capacité de travail, explique Luc Dionne. Et elle tient le cap depuis deux décennies. C'est admirable!» 

Alors, Fabienne, pourquoi cesser d'écrire? «Un jour, ça suffit. J'ai 57 ans et je veux me servir de mon expertise pour accompagner et aider d'autres auteurs, du début à la fin d'un projet. Aux États-Unis, on appelle ça un show runner

Qui sait, d'ici à ce que Fabienne ait écrit la dernière page de 30 vies, en avril prochain, elle peut encore changer d'idée...

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Fabienne Larouche en 1986, à l'époque où elle écrivait dans les pages de La Presse.

L'EXISTENTIALISTE

Selon Michel Trudeau, au-delà de la femme hyperactive, Fabienne est une «contemplative» qui, comme Jean de La Bruyère, auteur du XVIIe siècle, croit que la vie se résume à peu de choses: «On ne se sent pas naître; on est angoissé par la mort; et on oublie de vivre.»

De son propre aveu, Fabienne Larouche a peur de tout: «J'ai peur de la maladie, des fruits de mer, de prendre l'avion, de la foule, du vent. J'ai même peur des avalanches au mont Saint-Sauveur quand je fais du ski!»

En entrevue, comme dans la vie, Fabienne Larouche n'a pas de filtre. Elle dit tout ce qu'elle pense, à la seconde où elle le pense. Même devant des enfants. Invitée récemment à l'émission jeunesse Dis-moi tout, à Télé-Québec, l'auteure de Trauma a raconté une anecdote savoureuse pour illustrer ses nombreuses phobies.

À l'occasion du visionnement officiel de la série américaine Pan Am, avec Karine Vanasse, Fabienne est restée coincée durant cinq minutes dans un ascenseur surchargé d'un hôtel de Manhattan. «Je paniquais. Je manquais d'air. Je croyais que j'allais mourir. Karine me tenait la main... Mais les gens jasaient autour de nous, comme si de rien n'était. Et j'ai crié: Please stop talking

«Au moins, vous seriez morte à New York», lui a rétorqué une sage fille de 10 ans dans l'auditoire.

Même devant une centaine d'enfants du primaire, Fabienne Larouche demeure la petite fille vulnérable de Boisbriand, plus à l'aise avec la fiction qu'avec la réalité.