Il y a 10 ans, une tragédie prévisible et évitable a coûté la vie à 47 personnes à Lac-Mégantic. La série documentaire Lac-Mégantic – ceci n’est pas un accident, réalisée et coscénarisée par Philippe Falardeau, est présentée sur la plateforme Vrai dès ce mardi. C’est une charge à fond de train nécessaire contre l’impunité des sociétés ferroviaires et le laxisme du gouvernement fédéral en matière de sécurité.

Marc Cassivi : C’est rare qu’on parle de l’affiche d’une série télé, surtout documentaire, mais cette image de wagons avec une mèche, comme si c’étaient des bâtons de dynamite, résume assez bien la série, je trouve.

Philippe Falardeau : J’aime beaucoup ça parce que c’était une idée qui nous permettait à la fois de ne pas mettre une image spectaculaire de feu, et en même temps d’avoir quelque chose de viscéral. Un bâton de dynamite en forme de train, c’est un concept qui n’est pas trop intellectuel. Il y a quelque chose qui vient nous chercher dans les tripes. Et ça permettait d’arriver avec ce sous-titre que j’adorais et que j’ai eu un petit peu plus de difficulté à vendre, parce qu’il y avait des craintes que ça ressemble à une accusation camouflée. On ne nomme personne. Je voulais mettre la table pour discuter, et avec « ceci n’est pas un accident », on a tout de suite de la matière pour commencer une conversation.

IMAGE FOURNIE PAR VRAI

Affiche de Lac-Mégantic – ceci n’est pas un accident

M. C. : Et ça renvoie à une phrase qui m’a choqué dans le documentaire, lorsque [le ministre des Transports de l’époque] Denis Lebel débarque à Lac-Mégantic peu après la tragédie et déclare, avec très peu d’empathie, qu’« un accident, c’est un accident ». C’est vraiment banaliser complètement ce qui s’est passé.

P. F. : C’est quelque chose qui m’a choqué aussi. Après ça, il continue et il dit : « On va traiter ce qui est arrivé comme tous les autres accidents. » Ce n’est pas comme tous les autres accidents. C’est très différent, et il faut que ce soit traité de manière très, très différente. À ce moment-là, son rôle, c’est d’étirer un peu le temps parce qu’il savait déjà qu’il s’apprêtait à quitter son ministère quelques jours plus tard. Et l’autre chose, c’est qu’il savait que c’était sous son ministère et sous son mandat que la pratique du conducteur unique dans les trains avait été approuvée.

M. C. : Ce que tu mets en lumière dans la série, c’est la complaisance de Transports Canada et des ministres qui n’ont pas voulu te parler face à une industrie qui s’autorégule, qui décide elle-même de ses normes de sécurité, qui prend le contrôle du lieu d’un sinistre, fait ses propres enquêtes lorsqu’il y a des morts, et en tire ses propres conclusions…

P. F. : On le devine que ce sont des compagnies qui ont un pouvoir énorme de lobbying, mais aussi une espèce de droit ancestral qui leur donne une arrogance qui n’existe pas dans d’autres secteurs, parce qu’elles ont bâti le pays.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Philippe Falardeau, entouré de Nancy Guerin, coscénariste et productrice au contenu, et d’Annie Sirois, productrice

M. C. : C’est presque un État dans l’État…

P. F. : Exactement. Dans le quatrième épisode, il y a un mécanicien de locomotive dans l’Ouest qui a eu le courage de nous parler, et qui dit : « Quand je conduis ma locomotive, je regarde sur les côtés et c’est le Canada. Mais quand je regarde entre les deux rails, c’est le Royaume du Canadien Pacifique. Son président est le roi et c’est un monarque. Et les membres du conseil d’administration sont des barons et des baronnes. »

Ils ont une arme virtuelle qu’ils peuvent pointer sur les ministres et qui est la menace de l’économie.

Philippe Faladeau

Ils savent très bien que si l’économie se met à aller mal du jour au lendemain parce que les trains sont au ralenti ou sont arrêtés, ce sont les politiciens qui vont finir par en payer le prix. L’électeur va au plus petit dénominateur commun : c’est la faute du gouvernement. Je pense qu’une des solutions serait de séparer les mandats de la promotion de l’économie via le transport et la surveillance de ces compagnies-là, comme c’est le cas dans l’aviation. Parce que les citoyens sont dans les avions, alors que ce sont surtout des marchandises qui sont dans les trains.

M. C. : J’ai l’impression que le laxisme dont il est question dans la série, c’est le laxisme d’à peu près tout le monde. Il y a un avocat à Lac-Mégantic qui dit qu’on a peut-être été laxiste dans sa ville parce que le train fait rouler l’économie. Il y a un laxisme, évidemment, de la part de Montreal Maine & Atlantic [la société ferroviaire] et du gouvernement fédéral.

P. F. : Je suis content que [cet avocat] Daniel Larochelle ait dit : « Nous aussi, à Mégantic, il faut un peu qu’on se regarde dans le blanc des yeux. » Tout le monde savait un peu, mais personne n’osait parler. C’est encore plus vrai au ministère des Transports et au Bureau de la sécurité des transports (BTS). Dans l’Ouest canadien, quand il y a eu une tragédie à Field, l’enquêteur principal du BST a dit qu’il faudrait référer ça à la GRC. Le lendemain, il était retiré de l’enquête. Le CP envoyait des lettres d’avocat au BST. Il a voulu nous parler, nous a donné rendez-vous dans un hôtel de Calgary, mais finalement, il nous a fait faux bond. Il a eu trop peur. C’était comme un film d’espionnage.

PHOTO FOURNIE PAR VRAI

La tragédie de Lac-Mégantic a fait 47 victimes.

M. C. : La série nous rappelle que des catastrophes comme celle de Lac-Mégantic, il peut s’en produire d’autres et en plein centre-ville de Calgary, de Montréal ou de Toronto, où les morts vont se compter par centaines ou par milliers. Le fédéral dit vouloir protéger les citoyens, mais encourage l’industrie à faire en sorte que les trains soient plus longs et plus rapides, au détriment de la sécurité des citoyens, d’une certaine façon.

P. F. : Tout le système de sécurité est basé sur le fait que les compagnies font leurs propres règles, et Transports Canada évalue la mise en place de ces règles. Ensuite, les producteurs de pétrole mettent de la pression, les producteurs de grains et les producteurs agricoles mettent la pression, etc. Il y a 40 compagnies qui ont été poursuivies par le recours collectif des citoyens de Lac-Mégantic. Rapidement, ces 40 compagnies ont offert une compensation en échange d’une quittance légale. Ce qui veut dire qu’elles ont contribué au fonds de compensation à coups de dizaines de millions pour avoir une immunité.

M. C. : Anne-Marie Saint-Cerny [dont le livre a servi de base au documentaire] a raison de dire que les entreprises acceptent sciemment qu’il y aura des morts. Mais pas seulement les entreprises…

P. F. : Une ancienne employée du cabinet de [l’ancien ministre des Transports] Marc Garneau m’a dit que ces gens-là savent qu’à long terme, il y a une analyse de coût-bénéfice de vies qui se fait parce que ça représente trop d’argent. Certaines compagnies préfèrent vivre avec un risque et payer les primes si jamais il y a des morts « accidentelles ». Ce sera toujours plus profitable que de ralentir la production.

M. C. : Les morts sont perçus comme les victimes collatérales d’une business qui ne peut pas faire autrement.

P. F. : Exactement. Une de mes scènes favorites, c’est quand je suis avec [l’ancien contrôleur ferroviaire de la MMA] Richard Labrie, et que je lui demande : « Garer un train de pétrole sur la voie principale dans une pente sans dérailleurs, c’était connu de Transports Canada ? Approuvé par Transports Canada ? » On sent qu’il est soulagé de pouvoir répondre oui, sans aucune hésitation. C’était un moment clé pour moi. J’ai réalisé que c’était beaucoup plus gros que je pensais.

Lac-Mégantic – ceci n’est pas un accident est disponible sur la plateforme Vrai dès ce mardi.