Le Québec avait la mine basse au début des années 80. C'est pourtant dans ce contexte de grisaille que Jean-Pierre Ronfard a créé l'immense Vie et mort du roi boiteux. Fresque ambitieuse et tentaculaire, cette pièce de plus de 13 heures est née 5 ans avant La trilogie des dragons, première pièce-fleuve de Robert Lepage, et demeure l'une des productions les plus marquantes de l'histoire du théâtre québécois. La comédienne Marthe Turgeon et la metteure en scène Alice Ronfard en racontent les premiers pas.    

1981. Au Québec, tout va mal : morosité post-référendaire, grave crise du pétrole en raison de la guerre Iran-Irak, taux d'intérêt astronomiques (17%, 18%...). Ceux qui pensaient régner trébuchent, l'économie traîne sérieusement de la patte. Bref, les kings de tout acabit boitent.

C'est dans ce contexte hautement négatif que Jean-Pierre Ronfard, appuyé par ses comparses du Nouveau Théâtre expérimental (Robert Claing, Robert Gravel et Anne-Marie Provencher), entreprend l'écriture d'une oeuvre-fleuve (un prologue, six pièces et un épilogue) intitulée Vie et mort du roi boiteux.

Né en France, mais vivant au Québec depuis 1960, Ronfard est comédien, metteur en scène, professeur, dramaturge. C'est surtout une force de la nature, qui décide de s'inspirer de Shakespeare, mais aussi de Racine et d'Eschyle, de l'Histoire contemporaine et des grands mythes - entre autres ! - pour créer un texte où les protagonistes ont des noms québécois (les Roberge et les Ragone) et des destins élisabéthains (les deux familles se haïssent)...

Treize ans après que Michel Tremblay se fut inspiré du théâtre grec pour ses Belles-soeurs, Ronfard décide, lui, de plonger dans l'univers dramatique des XVIe et XVIIe siècles pour rendre compte de l'univers qui se déglingue tout autour: mélange des genres, costumes hybrides, références à Moïse, Marylin Monroe, l'Abitibi ou l'Empire State Building, tout est possible. Tout est créé.

En 1981, les premières versions sont montées, mais c'est en 1982 que le cycle complet - qui dure entre 13 et 15 heures et compte 253 personnages! - est joué en public et en plein air: à Montréal (à l'Expo-Théâtre, à côté d'Habitat 67), à Ottawa (sur les terrasses du CNA, près du canal Rideau) et à Lennoxville (dans le cadre verdoyant du campus de l'université Bishop).

Un pour tous

«Le dada de Jean-Pierre, c'était l'autogestion, explique la metteure en scène Alice Ronfard, fille de Jean-Pierre et de l'auteure française Marie Cardinal (qui jouait aussi dans Vie et mort). Et l'autogestion, ça voulait dire qu'on jouait, mais qu'on avait tous d'autres responsabilités.» Alice, par exemple, tenait plusieurs rôles (Augustine Labelle, Circé, une geisha, une enfant, une droguée, etc.) et se chargeait également du son, des décors et des accessoires. Ah! les accessoires: près de 1000, qui demandaient une gestion peu commune. «J'ai finalement été mutée aux costumes», dit-elle en riant.

«C'était un show complètement débridé, mais très bien géré, très bien organisé», se remémore la comédienne Marthe Turgeon, qui tenait l'imposant rôle de Catherine Ragone, mère du fameux roi boiteux, et qui était aussi responsable des costumes! Elle ne s'en chargeait pas seule, d'accord, mais tout de même: il y en avait, des costumes, dans Vie et mort.

À l'époque, Marthe Turgeon jouait à la télévision et dans les théâtres institutionnels telle la Nouvelle Compagnie théâtrale. «C'est Luce Guilbeault qui devait au départ incarner Catherine Ragone, elle l'avait d'ailleurs fait en lecture, mais elle avait trouvé cela trop exigeant, au final. Quelqu'un a donné mon nom à Jean-Pierre, il m'a appelée et je suis allée assister à une lecture du texte. Et je n'ai rien compris!» reconnaît la comédienne en toute simplicité. Ce qui ne l'a pas empêchée d'accepter de plonger dans cette épopée théâtrale.

«On procédait par cellules, explique Alice Ronfard, des cellules de production composées de quelques personnes, qui elles-mêmes se subdivisaient en sous-cellules. (Pour la petite histoire, notons que ces cellules étaient enregistrées en bonne et due forme au palais de justice!) Comme on n'avait pas l'espace pour répéter tous ensemble et que tout le monde n'était pas libre en même temps (la distribution comprenait une trentaine de comédiens), on répétait sur une table, avec de petits objets; avec ces objets, on faisait nos déplacements (entrées, sorties de scène, etc.) afin d'acquérir une mémoire visuelle de la pièce.»

Tous pour un

Si l'époque était encore à l'écriture collective, il était pourtant entendu que Vie et mort du roi boiteux allait être l'oeuvre de Ronfard. «Il avait vraiment le désir de partir d'un texte en bonne et due forme, explique Alice Ronfard, et je me souviens des toutes premières lectures: il nous a lu au complet les 13 heures du texte, et c'était assez beau.» Évidemment, en plus d'écrire et de mettre en scène, Jean-Pierre Ronfard jouait: il était Filippo Ragone, le doyen, le débile, dont la fille Catherine (Marthe Turgeon) donnait naissance au roi boiteux (Robert Gravel).

La genèse de Vie et mort du roi boiteux a exigé un an et demi de travail. En janvier 1981, Ronfard écrit la pièce-fleuve. Celle-ci a d'abord donné lieu à une première production en juillet 1981 (les trois premières pièces du cycle), à une seconde en novembre, décembre 1981 et janvier 1982 (les pièces 4 et 5) et, enfin, l'été suivant, à la présentation du cycle complet à Montréal, puis à Lennoxville, à Ottawa et à Hull.

Dans la version complète, au moment des entractes, les comédiens prenaient leur repas avec les spectateurs, pendant toute la journée. Enfin, pour le plaisir, rappelons que Gravel, qui incarnait magistralement le roi boiteux Richard Premier, boitait de la jambe droite dans la première production, et de la jambe gauche dans la deuxième production et dans le cycle complet: cela dépendait de la disponibilité des prothèses, qui étaient louées!

Environ 3000 spectateurs assisteront au cycle complet (plus quelque 6000 aux deux premières productions), et ils seront à jamais marqués par cette épopée aux allures mythiques. Un peu à l'instar de L'Osstidcho dans le domaine de la musique en 1968, les quatre uniques représentations du cycle complet de Vie et mort du roi boiteux allaient transformer les notions de théâtre et de jeu au Québec.

Robert Gravel est décédé subitement en août 1996, à 51 ans. Jean-Pierre Ronfard est mort en 2003, à 74 ans. Par la grâce infinie du théâtre, le Roi boiteux, lui, revivra sur scène sous peu. Le roi est mort, vive le roi...

 

PHOTO: HUBERT FIELDEN, FOURNIE PAR ALICE RONFARD

Ginette Morin, Diane Millejours, Marthe Turgeon (au centre), Marie Cardinal, Danielle Proulx.