Grande fresque familiale, drame burlesque et absurde, comédie populaire, tragédie grecque déambulatoire... Difficile de qualifier cette oeuvre biscornue de Jean-Pierre Ronfard, créée en 1982 par son Nouveau Théâtre expérimental et reprise depuis vendredi dernier à l'Espace libre, dans une version abrégée... de huit heures! Le résultat est tout simplement spectaculaire. Et mémorable pour ceux qui ont eu la chance de participer à l'aventure.

Malgré les orages annoncés par les savants d'Environnement Canada, les cieux ont été cléments (à peine quelques gouttelettes) pour la première de cette adaptation de Vie et mort du roi boiteux, présentée pour la première fois à Québec en 2004. Bien sûr, l'équipe d'Espace libre avait tout prévu. En cas de pluie, la représentation se poursuivait à l'intérieur. Mais le résultat n'aurait pas été le même, c'est clair.

La scène extérieure (un petit bout de la rue Coupal, à Montréal), délimitée par quelques rangées de gradins disposés juste en face, était parfaitement adaptée au texte de Ronfard, créant pour le spectateur un tableau vivant dans lequel passants et même cadets de la police ont transité. De l'autre côté de la rue, dans le petit café Spartakus, deux musiciens enrobaient habilement le récit de leurs instruments - accordéon, violon, harmonica, clarinette, etc.

Dans les notes qui accompagnent sa pièce-fleuve, Ronfard y va de ce conseil amical, comme destiné à sa succession: «Il serait bien que l'environnement visuel et sonore, l'ambiance générale de la représentation, le style de jeu, soient incohérents, anarchiques, barbares, éloignés autant que possible des traditions de sagesse et de respect qui entourent généralement l'acte théâtral - et qui l'étouffent.»

Eh! bien, c'est exactement ce qu'a fait - et d'habile manière - le Théâtre des Fonds de tiroirs lors cette première d'une série de six représentations de Vie et mort du roi boiteux, grand happening théâtral qui contient tous les ingrédients prescrits par son créateur: délire et démesure, étonnement et émotion, drame et humour. Tout est en place pour déstabiliser et toucher le spectateur.

Les quelque 70 personnes qui ont bien voulu (ou pu) vivre cette «journée de théâtre» ont découvert (ou redécouvert) ce texte intelligent de Jean-Pierre Ronfard composé de six pièces et d'un épilogue. Un condensé de toutes les formes théâtrales qui puise à la fois dans l'univers des grandes tragédies grecques, les drames shakespeariens et le théâtre populaire de Michel Tremblay.

Récit touffu

Impossible ici de faire le récit détaillé de Vie et mort du roi boiteux. Disons quand même ceci: deux familles rivales, les Ragone et les Roberge, sont en guerre. Pourtant, avant d'être rivales, ces deux familles du quartier L'Arsenal (entre le boulevard Belle-Île et la rue Bourbonnais) sont unies par le mariage. Au centre de toutes les querelles: Catherine Ragone, fille de Filippo Ragone (dit le Débile) et d'Angela Roberge (morte suicidée).

Catherine Ragone épousera François premier, sorte de père Ubu, qui mourra au cours de sa campagne militaire en Azerbaïdjan, sur le mont Ararat. Ils auront tout de même un garçon, Richard premier (né avec une infirmité au pied), qui sera au centre des intrigues imaginées par Ronfard. D'autres personnages peuplent l'univers touffu de l'auteur, notamment des jumeaux incestueux et un personnage appelé Moïse, enfant abandonné qui réapparaît à la toute fin du récit, dans une pièce hautement absurde.

Dans une scène délirante de la quatrième pièce (La jeunesse du roi boiteux), Richard se rebelle contre sa mère, se transformant tantôt en Néron, tantôt en Hamlet (qui converse avec le spectre de son père). Au bout d'un moment, Richard sort de son «rêve» et demande à sa mère: «Qu'est-ce qui est arrivé?» Catherine lui répond: «Je ne sais pas.» Et puis, brusquement, les deux personnages reprennent leur conversation... en joual. Richard: «Bon, reprenons tout à zéro.»

C'est aussi ça, l'intérêt de Vie et mort du roi boiteux. Ce décalage déroutant de la langue, où l'on passe dans la même scène (et parfois dans la même réplique) du français classique au joual populaire. Comme pour nous rappeler que toute cette cour royale fait bien partie du peuple. Et qu'en dépit de nos grandes aspirations, parfois, on se retrouve bêtement «dans la marde».

Les comédiens sont tous excellents et l'on sent parmi eux une véritable complicité. Mentions particulières à Anne-Marie Olivier, dans son interprétation brillante de Catherine Ragone, pièce maîtresse de Vie et mort; Frédérick Bouffard, qui interprète avec une belle folie les personnages de François premier et d'Alcide premier; Patrice Dubois, crédible dans son rôle de Richard premier; Catherine Larochelle, Ansie St-Martin, et j'en passe.

Seule Nadine Meloche, dans son rôle de Mme Roberge, ne parvient pas à trouver le ton juste pour jouer la femme frustrée qui entretient cette guerre de clans. Pourtant, elle brille de tous ses feux dans les deux autres rôles qu'elle interprète. Peu importe, cela n'enlève rien au mérite de cette belle bande de Québec, qui fait ici une admirable démonstration d'un théâtre libre. Un événement rare à ne pas rater.

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Vie et mort du roi boiteux, à l'extérieur de l'Espace libre, jusqu'au 30 août. Infos: www.espacelibre.qc.ca

 

Photo: Bernard Brault, La Presse