Il faut du culot pour monter Vie et mort du roi boiteux, la grande aventure théâtrale de Jean-Pierre Ronfard. Il faut du front tout le tour de la tête pour oser la présenter au beau milieu de la rue, dans un quartier résidentiel, comme le fait jusqu'à demain le Théâtre des Fonds de tiroirs. Une audace qui provoque des situations cocasses... et parfois des frictions avec le voisinage.

La nuit tombait, environ 70 spectateurs étaient installés de part et d'autre de la rue Coupal et tous avaient les yeux braqués sur Richard Premier dit le roi boiteux, qui croyait débarquer dans l'île des Plaisirs. Soudain, un résidant a ouvert sa porte et a rouspété pendant un instant avant de la refermer brusquement en lâchant un «je suis chez nous, crisse!» bien senti.

Transporter le théâtre dans la rue est une belle utopie. Jean-Pierre Ronfard aurait sans doute salué le cran du Théâtre des Fonds de tiroirs, qui présente sa fresque Vie et mort du roi boiteux jusqu'à demain dans une rue du quartier Centre-Sud. Mais tout ça ne se fait pas nécessairement sans accrochage avec le voisinage, comme le démontre ce petit incident survenu lors de la première montréalaise, le 21 août.

Patrice Dubois, qui incarne le roi boiteux, en a vu de toutes les couleurs depuis que ses amis et lui ont recréé le spectacle en 2004. Il y a quelques années, lors d'une représentation dans une ruelle du quartier Limoilou, à Québec, un résidant excédé est allé jusqu'à lancer une bouteille de bière en direction des comédiens.

«On jouait pratiquement dans la cour des gens, se rappelle le comédien. Il y en a qui s'installaient sur leur balcon avec leur Coke et leurs enfants. Il y avait toute cette vie-là au-dessus du spectacle. Mais il y en a qui se sont tannés et qui ont décidé de faire du grabuge. Il a fallu faire intervenir la police.»

Assister à une pièce de théâtre dans la rue, c'est participer au risque. C'est admettre que le brouhaha ambiant (sirènes de pompiers, vacarme d'une scie à onglet, rumeur d'une télévision) puisse noyer les répliques. C'est accepter que des résidants du quartier traversent l'aire de jeu tout en jetant un oeil intrigué sur les comédiens... et ces hurluberlus qui les regardent et dont on fait partie. C'est aussi s'amuser des imprévus qui renforcent le caractère unique de l'expérience.

«Je me suis déjà fait voler la vedette par un chat!» raconte Patrice Dubois en riant. Le minet en question avait tout simplement grimpé sur une clôture située près de l'aire de jeu. «Tu as beau crier ou être en sang, qu'est-ce que les gens font? demande le comédien. Ils regardent le chat...»

Jouer dans la rue est, d'une certaine façon, une leçon d'humilité pour ces acteurs incapables de garder l'attention sur eux si une fillette de 5 ans entre dans l'aire de jeu en voulant rattraper son fuyard de chien... Pour Patrice Dubois, qui est également codirecteur du théâtre Petit à Petit, c'est une occasion de plus de s'interroger sur son art.

«On veut trop souvent que ce soit une communion solennelle, reconnaît Patrice Dubois. On prétend que le théâtre, c'est du ici et maintenant, avec les erreurs qui peuvent survenir. Mais on ne l'accepte pas toujours.» En transportant Vie et mort du roi boiteux dans la rue, ses collègues et lui n'ont pas le choix, ils doivent accepter que leur art est «plus aléatoire» que prévu. Et faire avec l'humeur des voisins.

Vie et mort du roi boiteux, à l'extérieur d'Espace libre (1945, rue Fullum), aujourd'hui et demain, 14 h.