Un fort vent d’inquiétude souffle sur le monde du théâtre. Dans un contexte économique déjà difficile, plusieurs compagnies se sont fait refuser récemment leur demande d’aide financière par les différents conseils des arts. Une situation qui alarme un nombre grandissant d’artistes et d’organismes du milieu.

Arrêter ou continuer ? C’est la question que s’est posée Jade Barshee pour la plus récente production de sa compagnie, le Théâtre Everest. Ayant reçu seulement une partie de l’aide financière qu’elle attendait, elle s’est demandé si elle allait de l’avant avec sa pièce Dernière frontière, qui doit être présentée aux Écuries à partir du 30 novembre.

Consciente qu’elle n’était pas la seule dans cette situation, elle a lancé une consultation sur Facebook auprès de ses pairs n’ayant pas reçu l’aide souhaitée. Le sondage a été mené sans aucune prétention scientifique, mais les réponses sont néanmoins révélatrices. Sur les 70 réponses obtenues, 89 % des répondants ont révélé qu’ils allaient présenter leur pièce malgré les refus.

Les impacts de cette décision sont nombreux : endettement personnel, bénévolat, concessions artistiques...

Même son de cloche à l’Association des compagnies de théâtre. « Depuis le début de l’été, on reçoit beaucoup de coups de fil de compagnies qui nous disent ne pas avoir reçu l’ensemble de l’aide qu’elles espéraient et qui ne savent pas si elles vont pouvoir présenter leur spectacle, explique Joanie Roy, directrice générale de l’organisme. Beaucoup de compagnies de la relève sont obligées de se partager les recettes de la billetterie, ce qui n’est souvent pas grand-chose. Et il y a énormément de bénévolat qui se fait. Parfois autour de 20 heures par semaine. Et plusieurs doivent avoir un autre emploi parce qu’ils n’y arrivent pas... »

« On entend peu ou pas parler de ces projets qui sont diffusés sans aide financière et qui se font dans des conditions extrêmement précaires, estime Jade Barshee. Ça affecte des compagnies de la relève, mais aussi des compagnies bien établies. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Jade Barshee a choisi de poursuivre coûte que coûte son plus récent projet théâtral, Dernière frontière.

La situation n’est pas nouvelle. Des gens qui créent sans se payer ou en puisant dans leur marge de crédit, ça existe depuis des années. Seulement, il y a une fatigue, un épuisement généralisé des gens du milieu qui ne sont plus capables de s’auto-exploiter.

Jade Barshee

« On assiste à la faillite de tout notre écosystème, estime Joanie Roy. Le théâtre se fait vraiment sur le dos des artistes. »

Beaucoup d’appelés, peu d’élus

« Tout ce dont on entend parler présentement dans le milieu, ce sont les retours négatifs aux demandes d’aide. Forcément, il y a une espèce de démoralisation qui vient avec ça. »

Selon Rachel Morse, coprésidente sortante du Conseil québécois du théâtre, la grogne s’intensifie depuis quelque temps au sein des compagnies de théâtre québécoises. La raison : les refus n’ont jamais été aussi nombreux.

Les chiffres fournis à La Presse par le Conseil des arts du Canada le démontrent d’ailleurs. Il n’y a jamais eu autant de demandes d’aide financière du milieu théâtral que pour la saison 2023-2024. Au total, un nombre record de 312 demandes a été reçu pour les volets Recherche et création et Du concept à la réalisation inclus dans le programme canadien Explorer et créer. Pour la saison 2019-2020, soit juste avant la pandémie, ce chiffre était de 278.

Dans le lot, seulement 27 % des demandes ont été acceptées, comparativement à 35 % il y a cinq ans. C’est donc plus de sept demandes sur dix qui ont été refusées cette année. Ce faible taux serait directement lié à l’explosion des demandes, selon l’organisme public fédéral de soutien aux arts.

Comment expliquer cette hausse de demandes de soutien financier ? Des compagnies de théâtre ont continué de naître pendant la pandémie, des élèves sont sortis des écoles et tous ces créateurs de la relève veulent trouver leur place au soleil. Surtout, plusieurs spectacles ont été imaginés, écrits, voire ont fait l’objet de laboratoires scéniques pendant la crise sanitaire, alors que les salles étaient fermées, explique Joanie Roy, directrice générale de l’Association des compagnies de théâtre.

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Joanie Roy, directrice générale de l’Association des compagnies de théâtre

« Pendant la pandémie, le gouvernement a injecté plus d’argent dans les différents conseils des arts pour faire en sorte que les gens travaillent », dit la directrice de cet organisme représentant quelque 160 compagnies du Québec et de l’Ontario qui produisent des spectacles francophones pour un auditoire adulte. « Tant au CALQ [Conseil des arts et des lettres du Québec] qu’au CAC [Conseil des arts du Canada], plusieurs projets de recherche et de création ont été financés. Aujourd’hui, on se retrouve avec plein de spectacles qui sont prêts à être diffusés. »

Tout ce beau monde se dispute aujourd’hui une part du gâteau... qui est moins gros.

Les crédits parlementaires totaux du Conseil des arts du Canada s’élèvent à 364,3 millions de dollars en 2023-2024. En 2021-2022, ils totalisaient 510,4 millions de dollars, un sommet qui s’explique par les fonds d’urgence versés à l’époque par le gouvernement fédéral pour soutenir le milieu culturel en période pandémique. « En 2023-2024, le Conseil n’a reçu aucun autre financement lié à la pandémie et soutient le secteur des arts en utilisant uniquement ses crédits parlementaires de base », explique le CAC dans une communication écrite.

Au Conseil des arts et des lettres du Québec, le son de cloche est différent. « Le nombre de demandes se maintient », explique Véronique Fontaine, directrice de la planification et des programmes au CALQ. La valeur de chaque subvention a de son côté considérablement augmenté, avec une moyenne de 19 559 $ en 2022-2023. « Notre philosophie a toujours été de donner un montant conséquent à certains projets pour qu’ils puissent se rendre au public, plutôt que de saupoudrer de l’argent », ajoute Véronique Fontaine.

L’aide d’urgence à la billetterie, offerte aux diffuseurs pendant la pandémie, a aussi permis au milieu de vivre une embellie temporaire, estime Caroline Gignac, codirectrice générale du Conseil québécois du théâtre. « Cette mesure a fait en sorte d’alléger un poids sur les épaules des artistes si les salles n’étaient pas pleines. Ça donnait aussi la liberté aux diffuseurs de prendre des risques. On n’est plus là-dedans. »

L’inflation qui frappe

Le contexte économique ajoute à l’insécurité grandissante du milieu.

On ne peut pas se permettre l’austérité. Le milieu est déjà tellement précaire. On est en pleine mutation, un peu comme ce qu’on voit du côté des médias. L’inflation, le fait qu’on n’a pas pu développer de public pendant la pandémie, l’influence du contexte économique sur les revenus des ménages... On est bousculés de part et d’autre.

Caroline Gignac, codirectrice générale du Conseil québécois du théâtre

Le manque de main-d’œuvre pèse aussi très fort sur les épaules des compagnies de théâtre, qui peinent à garder leurs employés. « Il y a une perte d’expertise qui se fait sentir, ajoute Rachel Morse. Pendant la pandémie, plusieurs se sont réorientés, avec raison. On y a tous pensé, j’ai envie de dire... »

Or, sans aide pour rester à flot et remplir « les exigences croissantes » des conseils des arts pour obtenir des fonds, Rachel Morse estime que le défi est devenu surhumain pour les dirigeants des compagnies théâtrales. « Ce milieu est de moins en moins sain pour les travailleurs. On est tellement loin dans la rareté de ressources financières et humaines... Et le public n’est pas forcément de retour. »

Des solutions à trouver

Plusieurs intervenants et artistes consultés s’entendent sur un point : des changements sont nécessaires pour assurer plus de pérennité aux compagnies de théâtre.

Le Conseil québécois du théâtre plaide depuis des années pour que le budget du Québec soit composé à 2 % de dépenses courantes et d’investissements en culture.

D’autres remettent en question le fait de devoir présenter les projets devant les jurys des différents conseils des arts pour obtenir de l’aide financière lorsque le spectacle a déjà été programmé par un théâtre. « On est jugé deux fois, dit Justin Laramée, dramaturge, metteur en scène et interprète du spectacle Run de lait. On doit déjà convaincre un théâtre que notre projet est assez intéressant pour être inclus dans sa programmation. Puis on est jugés par un jury de pairs qui décide si on peut ou non recevoir de l’aide financière. Une fois, ce serait assez : si la pièce est programmée, c’est que le projet mérite d’être soutenu ! »

La composition de ces jurys de pairs fait aussi sourciller. Au Conseil des arts du Canada, le jury est pancanadien, pluridisciplinaire et, autant que possible, bilingue. « En gros, ça veut dire qu’un trompettiste de la Saskatchewan peut décider de l’intérêt pour le Québec d’un projet théâtral particulier, dit Joanie Roy. Or, comment juger de la valeur d’un art qui n’est pas le tien dans une province qui est à l’autre bout du pays ? En plus, comme ce n’est pas facile de trouver des jurés bilingues, les demandes d’aide doivent être traduites, ce qui n’est pas idéal. »

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