Nous avons été des millions à être bouleversés par cette photo croquée en 1989 : un homme portant de simples sacs de plastique et affrontant seul les tanks sur la place Tian’anmen, à Pékin.

Cette photo iconique, croquée au deuxième jour d’un massacre perpétré par les autorités chinoises pour mettre fin à une manifestation étudiante et ouvrière, est au cœur de l’une des pièces les plus intrigantes et les plus attendues de la rentrée hivernale. Son titre : Chimerica.

La pièce, signée par la Britannique Lucy Kirkwood, raconte la quête d’un photojournaliste américain du nom de Joe Schofield (interprété par Alexandre Goyette) pour retrouver celui-là même qu’il avait photographié de la fenêtre de sa chambre d’hôtel un jour de juin 1989. Vingt-trois ans après les faits (l’action se déroule en 2012), personne ne sait ce qu’il est advenu de cet homme anonyme hissé au rang de héros en Occident, mais rayé des livres d’histoire en Chine.

Pour la compagnie Duceppe et le metteur en scène Charles Dauphinais, la présentation de cette pièce a été un parcours semé d’embûches.

« Dès le départ, j’ai su que je voulais des acteurs qui maîtrisaient le mandarin pour jouer dans la pièce, car je voulais qu’on ait accès au rythme, à la couleur et à la pudeur de cette langue, explique Charles Dauphinais. Or, c’était très difficile de trouver des artistes qui parlaient à la fois français et mandarin… »

Pire, le sujet de la pièce a rebuté certains candidats pressentis en audition, qui ont préféré se retirer du projet par crainte de représailles.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Le metteur en scène Charles Dauphinais s’est entouré de plusieurs collaborateurs chinois pour cette pièce.

La question de Tian’anmen résonne encore beaucoup en Chine. Certains artistes ont eu peur des répercussions, en particulier s’ils ont encore de la famille là-bas ou s’ils doivent y retourner souvent. C’est d’ailleurs une préoccupation pour un des acteurs en ce moment…

Le metteur en scène Charles Dauphinais

Même si Chimerica s’appuie sur les évènements réels qui se sont déroulés sur la place Tian’anmen en 1989, l’histoire racontée ici est fictive. « C’est clairement un point de vue occidental sur ce qui s’est passé, lance Alexandre Goyette. Mon personnage est très révélateur de la position de l’Amérique du Nord et des États-Unis, toujours très centrés sur eux-mêmes. Son aveuglement parle énormément de la façon dont on se comporte devant certains évènements politiques ou économiques. »

Son personnage de photojournaliste est obsédé par son désir de retrouver le fameux « Tank Man ». Il espère que ce coup d’éclat lui permettra de relancer sa carrière en chute libre.

« Chimerica, c’est l’Occident qui vampirise un évènement historique, qui va se l’approprier pour livrer son discours, pour faire étalage de sa réussite, dit Charles Dauphinais. C’est la métaphore d’une Amérique qui perd en vivacité à travers le personnage d’un photographe qui veut faire du pouce sur ce qui a fait son succès il y a 20 ans. »

« Avec cette pièce, Lucy Kirkwood met en lumière la façon dont chacun perçoit l’histoire. Le personnage de Joe met l’accent sur l’individu, alors que c’est toute une communauté qui s’est mobilisée à Tian’anmen et qui réclamait toutes sortes de choses », estime pour sa part l’actrice Shiong-En Chan.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

L’actrice Shiong-En Chan interprète plusieurs personnages dans la pièce.

La pièce représente bien le conflit des cultures lorsque vient le temps de comprendre et de représenter certains évènements. C’est intéressant pour moi de voir comment les autres interprètent la souffrance du peuple chinois.

L’actrice Shiong-En Chan

Car au-delà de la célèbre photo, ce qui s’est passé à Tian’anmen les 4 et 5 juin 1989 a bouleversé la vie de milliers d’individus, rappelle-t-elle. « Il y a eu plusieurs répercussions sur le plan humain. On entend parler de 10 000 personnes tuées. Le chiffre est contestable, on ne connaîtra jamais le nombre exact, mais Lucy Kirkwood va au-delà des statistiques. La pièce parle de ceux qui restent. »

La pièce raconte aussi une histoire d’amour qui court en parallèle de l’histoire politique. « Les deux personnages principaux sont des hommes seuls : Joe a perdu la femme qui aurait pu changer sa vie et son ami Zhang Lin a perdu celle qui a changé la sienne », détaille Shiong-En Chan.

Le théâtre, un acte politique

Pour la comédienne qui a fait ses classes à Montréal, à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, la place Tian’anmen est étroitement liée à la soif de démocratie du peuple chinois. « Cette soif a toujours été là. Chaque fois que le peuple a eu la moindre opportunité, il l’a saisie, mais il a toujours dû faire face à des répercussions sévères. Il n’a jamais pu goûter à cette démocratie. Or, je me demande si l’espoir de pouvoir s’exprimer sans censure existe toujours aujourd’hui, si cette envie est aussi forte… »

Derek Kwan, qui interprète le personnage de Zhang Lin, a une autre vision lorsqu’il pense à la place Tian’anmen, une vision à mille lieues des manifestations et de la répression de 1989. « La première chose qui me vient en tête lorsque je pense à Tian’anmen, ce sont les journées passées en famille à y faire voler mon cerf-volant. »

Chimerica en répétition
  • Marie-Hélène Thibault et Derek Kwan s’encouragent mutuellement avant la répétition.

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Marie-Hélène Thibault et Derek Kwan s’encouragent mutuellement avant la répétition.

  • L’actrice Li Li aide sa partenaire de jeu Annie Yao à mettre son bandeau en place avant le début de la répétition.

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    L’actrice Li Li aide sa partenaire de jeu Annie Yao à mettre son bandeau en place avant le début de la répétition.

  • Derek Kwan et Alexandre Goyette en répétition.

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Derek Kwan et Alexandre Goyette en répétition.

  • Marie-Hélène Thibault interprète notamment une journaliste qui n’a pas la langue dans sa poche.

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Marie-Hélène Thibault interprète notamment une journaliste qui n’a pas la langue dans sa poche.

  • De gauche à droite : Alexandre Goyette, Shiong-En Chan et Marie-Laurence Moreau peaufinent les détails d’une scène qui se déroule dans un restaurant chinois de New York.

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    De gauche à droite : Alexandre Goyette, Shiong-En Chan et Marie-Laurence Moreau peaufinent les détails d’une scène qui se déroule dans un restaurant chinois de New York.

  • Tania Kontoyanni (à gauche) et Manuel Tadros (au centre) donnent la réplique à Alexandre Goyette.

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    Tania Kontoyanni (à gauche) et Manuel Tadros (au centre) donnent la réplique à Alexandre Goyette.

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Aujourd’hui établi à Toronto, l’acteur n’a pas hésité à plonger dans cette aventure théâtrale sans précédent pour lui. Il admet d’ailleurs qu’à ses yeux, le théâtre reste toujours un acte politique. « La prise de parole est importante. Je travaille beaucoup pour la diversité sur scène, pour l’inclusion. C’est un grand privilège de pouvoir partager ce projet avec d’autres acteurs asiatiques, notamment. »

Shiong-En Chan voit la chose d’un autre œil : « Pour moi, le théâtre n’est pas un acte politique. Ici, je le fais davantage par devoir de mémoire, pour honorer ceux qui ont perdu la vie dans ce massacre. »

Quant à Alexandre Goyette, il est heureux de pouvoir vivre ce moment où le mandarin va se faire entendre haut et fort sur les planches montréalaises. Certes, il y aura des surtitres pour aider le public à comprendre les quelques scènes dans la langue de Pékin, mais pour l’acteur, il n’y a aucun doute : « Même lorsqu’on ne comprend pas, l’émotion se rend. C’est fascinant ! Ce texte est un vrai page-turner ! »

Consultez la page de la pièce
Chimerica

Chimerica

Pièce de Lucy Kirwood, traduite par Maryse Warda et mise en scène par Charles Dauphinais. Avec une distribution de 12 acteurs.

Théâtre Duceppe, Du 17 janvier au 17 février