On parle souvent du manque de civisme des Montréalais, de leur incapacité à garder leur ville propre et belle. Une rengaine dont abusent parfois les autorités municipales, qui trouvent là une excuse facile pour leur propre incompétence.

Mais les citoyens ne sont pas dupes. À l'instar de Trixi Rittenhouse, cette dame qui plante des fleurs sur les trottoirs de Montréal – merci madame! –, ils sont de plus en plus nombreux à s'inspirer du mouvement londonien de «guérilla jardinière» pour embellir la ville, sans attendre que les autorités municipales ne leur en donnent la permission. Ils font bien, car ils pourraient l'attendre longtemps, cette permission. Quiconque s'est déjà frotté à l'appareil municipal sait que l'exercice est parfois digne de la maison des fous d'Astérix. Et si, en plus, les cols bleus se mettent de la partie, en contestant le règlement sur la propreté sous prétexte que cela amène des citoyens non rémunérés à faire le travail prévu dans leur convention collective, on n'est pas sortis du jardin...

Dans ce contexte, je trouve plutôt réjouissant de voir de plus en plus de citoyens exaspérés sortir leur pelle et leurs plants pour fleurir eux-mêmes des espaces publics. Prenez l'exemple de ce petit «jardin de la Liberté» qui a poussé dans Pointe Saint-Charles et que les cyclistes et joggeurs du canal de Lachine connaissent bien. Jusqu'à l'an dernier, cet espace situé rue Island, entre la rue Saint-Patrick et le canal, était laissé en friche, sale et peu invitant. Un groupe communautaire réclamait en vain qu'il soit transformé en parc. Plutôt que d'attendre que la Ville ou que Parcs Canada (tous deux propriétaires des lieux) ne se décident à en faire quelque chose, des citoyens ont décidé de s'en occuper eux-mêmes. Le collectif de la Pointe libertaire, qui regroupe des résidants de Pointe Saint-Charles militant pour l'autogestion du quartier, a lancé l'opération «Action jardinière autonome». On a invité les citoyens à venir nettoyer le terrain, à le désherber et à y faire pousser des plantes vivaces, des annuelles et des arbustes.

Le résultat? Un nouvel espace improvisé franchement sympathique. Là où il n'y avait que du pavé et des mauvaises herbes, il y a maintenant des fleurs et une table de pique-nique sur laquelle on a écrit au pochoir, en grandes lettres rouge, «Jardin de liberté». Une pancarte plantée dans le sol dit: «Merci à toutes les personnes qui font attention au jardin». Des citoyens viennent parfois, de leur propre chef, y planter encore plus de fleurs. D'autres viennent malheureusement aussi en voler, ce qui est un peu moins sympathique. «Nos hostas ont été volés!» raconte Marcel Sévigny, ex-conseiller municipal bien connu de Pointe Saint-Charles, membre du collectif de la Pointe libertaire. Coût de l'opération? Pas un sou. Juste de la bonne volonté. Rien n'a été acheté. Tous les plants proviennent de dons de citoyens. Le bois utilisé pour fabriquer la table de pique-nique est celui d'une table jetée au chemin. Et le pique-nique que les jardiniers se sont offert cette année après leur opération de jardinage? Il est né des poubelles du marché Atwater. «C'est extraordinaire, ce que l'on trouve dans ces poubelles!» me dit Marcel Sévigny. Extraordinaire et désolant en même temps de constater tant de gaspillage.

Au-delà du caractère sympathique de cette opération d'embellissement, il y a bien sûr là un message politique pour le moins radical. «Un pied de nez à l'État municipal et à ses têtes dirigeantes qui n'ont pas la capacité ou la volonté de nous donner ce que nous voulons réellement, soit un environnement physique et social sain et égalitaire, sans oppression ni misère», dit le collectif dont les pancartes marquées du sceau anarchiste invitent les citoyens à «autogérer» leurs espaces de vie. On qualifie même l'espace fleuri du premier terrain de la «République autonome de Pointe Saint-Charles»... Aux gens qui lui racontent qu'il y a des bouts de terrain abandonnés près de chez eux, mais qu'ils n'osent pas y intervenir, le collectif dit : «Osez!»

Un ancien conseiller municipal qui ne croit plus à la politique municipale et qui devient anarchiste, c'est quand même un peu spécial, non? ai-je dit à M. Sévigny. C'est plutôt une suite logique, m'a expliqué celui qui, au sein du RCM ou comme indépendant, s'est toujours considéré comme un «outsider». «Mon expérience de 15 ans est venu me confirmer mes préjugés négatifs face à la politique», dit-il. Il déplore notamment la difficulté des citoyens à se faire vraiment entendre.

Une fois son «action jardinière» réalisée, le collectif de la Pointe libertaire souhaitait que les propriétaires officiels du terrain s'en occupent. Un peu comme s'il disait: «Nous plantons. Arrosez maintenant!» Mais l'arrondissement du Sud-Ouest ne l'entendait pas ainsi. Bien que l'on dit apprécier en général les gestes de citoyens pour embellir la ville et que l'on consente même parfois à les aider, ce geste-ci fait sourciller. « Il y a beaucoup de provocation dans cette histoire», dit Claudette Lalonde, porte-parole de l'arrondissement. Pas question pour la Ville d'entretenir ce jardin, dit-elle. «On les ignore. On les laisse aller et c'est tout», ajoute-t-elle, en précisant que l'arrondissement n'a pas «à se mêler de controverse politique».

Le plus ironique dans tout ça, c'est qu'en adoptant cette attitude de non-ingérence, les autorités municipales reconnaissent sans le vouloir ce qu'elles désiraient ignorer, soit la naissance officielle de la République autonome (et fleurie) de Pointe Sainte-Charles. Une structure de plus, oui, dans notre ville déstructurée par de trop nombreuses structures. Mais au moins, c'est une structure fleurie, qui suscite une intéressante réflexion.