On suit cette petite route de province qui serpente capricieusement au bord de la rivière Cataraqui, entre les blocs de granit. On arrive aux écluses de Kingston, qui ouvrent le canal Rideau.

Voilà un endroit bien ridicule pour commettre un quadruple meurtre, a dit l'avocat de Mohammad Shafia.

Sans doute. Mais quand on y pense, il n'y a pas vraiment de manière facile de noyer quatre êtres humains en santé.

Pourquoi, si c'est un crime d'honneur, ne sont-ils pas allés les tuer en Afghanistan? a-t-il demandé aux jurés. Comme si la chose la plus facile du monde était de débarquer de l'avion à Kaboul pour aller y assassiner la moitié de sa famille! Pardon, monsieur le douanier, pour les crimes d'honneur, quelle adresse?

Quand on les décortique à rebours, les crimes apparaissent souvent invraisemblables et mal préparés. Et l'ouvrage de la défense est de le montrer. Mais cela fait parfois marcher les faits sur la tête.

Car enfin, la question qui se pose logiquement ici est plutôt celle-ci: comment voulez-vous avoir un accident à cet endroit?

J'ai arpenté ces lieux l'automne dernier. Quinze minutes de marche suffisent pour mesurer l'improbabilité d'y avoir un accident.

Même complètement ivre, même les yeux fermés, même à reculons, personne ne peut mener «par accident» une voiture dans ce petit rectangle d'eau où l'on a trouvé quatre femmes mortes.

Il faut quitter la route, rouler en diagonale sur le gazon, contourner des rochers en zigzagant et passer dans un étroit couloir naturel pour aboutir là où les quatre victimes ont été retrouvées.

Ce serait un accident bien extravagant. Dans «doute raisonnable», il y a «raisonnable».

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Tout est là. Dans la raisonnabilité de l'accident. Si vous croyez que c'est un accident, mesdames et messieurs du jury, acquittez immédiatement les trois accusés, a dit le juge Robert Maranger hier.

À part la topographie compliquée des écluses, je vous rappelle le scénario de la défense: après des heures de route en revenant de Niagara, trois filles Shafia et leur belle-mère quittent le motel pour aller en balade à 2h du matin. Et ce, dans une voiture conduite par Zainab Shafia, 19 ans, qui n'avait que son permis temporaire et n'avait jusque-là jamais conduit hors d'un parking de centre commercial.

Toujours est-il que si le jury croit les versions des deux parents, qui ont témoigné peur leur défense, c'est évidemment l'acquittement.

S'ils ne les croient pas, ce serait donc un meurtre. Mais encore faut-il qu'ils soient convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de chacun.

Autrement dit, on peut ne pas croire les accusés mais avoir un doute sur leur culpabilité individuelle. Qui a fait quoi?

Et puis: si c'est un meurtre, s'agit-il d'une opération planifiée, préméditée (premier degré), ou d'un acte impulsif (second degré)?

Le juge Maranger a ouvert cette possibilité d'un verdict de culpablité moindre pour les trois accusés. On peut imaginer, par exemple, que le père et le fils ait planifié le meurtre, mais que la mère n'ait été impliquée qu'à la dernière minute. Ce serait étonnant, mais la preuve donne une petite ouverture à des verdicts différents.

Le hic pour le père et le fils, c'est qu'on a trouvé la trace des recherches internet du fils sur la manière de tuer des gens par noyade; des proches ont dit que le père s'était ouvert de son intention meurtrière; le téléphone du fils s'est rendu à Kingston deux jours avant les meurtres; bref, les preuves de préméditation abondent pour Mohammad et Hamed.

Pour la mère, elles sont moins nombreuses. Mais il suffit de faire partie d'un complot pour meurtre pour être complice et «aussi» coupable que les deux autres.

Ce genre de crime peut difficilement avoir été décidé à l'instant même, mais enfin, le juge a ouvert la possibilité d'un meurtre non prémédité.

Ce que ça change? Pour un premier degré comme pour un second, la peine est automatique: l'emprisonnement à vie. Sans libération conditionnelle avant 25 ans pour le premier degré, et entre 10 et 25 ans pour le second.

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Quand on ajoute à tout ça la colère, ou plutôt la rage du père, qui les maudissait encore après leur mort, on voit mal comment ce jury pourrait douter du fait que c'était un meurtre.

Mais ces douze-là sont maintenant enfermés, à l'abri du bruit médiatique, pour examiner tout ça.

Un jury tout blanc, en apparence très représentatif de cette ville universitaire et militaire, tranquille, historique et sans histoires, sauf une nuit toute noire du 30 juin 2009.