Pendant que Barack Obama et son homologue russe, Dmitri Medvedev, paraphaient un accord historique à Prague, des événements qui se sont déroulés plusieurs milliers de kilomètres plus à l'est sont venus rappeler que la Russie et les États-Unis ont encore quelques différends sur le feu.

La Russie a-t-elle orchestré la révolte qui a embrasé la lointaine république du Kirghizistan, mercredi, pour favoriser la fermeture de la base militaire américaine dans ce pays? C'est la question que posait hier le correspondant moscovite du magazine Time, Simon Shuster.

S'il s'agissait d'un procès, on pourrait dire que le journaliste n'avait que des preuves circonstancielles pour étayer son hypothèse. Dans son article, il rappelle que Moscou demande depuis longtemps au gouvernement kirghize de fermer la base militaire qui permet aux États-Unis de ravitailler leurs troupes en Afghanistan.

La Russie, qui a sa propre base militaire au Kirghizistan, était prête à payer cher pour parvenir à cette fin. L'an dernier, elle a offert un magot de deux milliards aux autorités kirghizes, qui ont aussitôt envoyé leur «note de cession de bail» à Washington. Les États-Unis ont répliqué en offrant de tripler le montant de leur loyer. Pas de problème, ont répondu les Kirghizes, qui ne voyaient pas d'inconvénient à profiter doublement du désaccord de leurs puissants amis.

À l'issue de ce marchandage, les médias russes se sont mis à publier des articles fustigeant le président kirghize, Kourmanbek Bakiev. Ils ne lui reprochaient pas tant son hésitation à mettre l'armée américaine à la porte, comme ses dérives antidémocratiques. Bref, les relations entre les deux pays ont pris un gros coup de froid.

Pendant ce temps, ironiquement, les États-Unis fermaient les yeux sur le durcissement du régime Bakiev -ce que les opposants, qui viennent de former un gouvernement intérimaire à Bichkek, ne sont pas prêts d'oublier.

Finalement, pour le journaliste du Time, Moscou ne pouvait que se réjouir de la chute du président Bakiev -et s'il n'a pas trempé les mains dans le renversement de régime, il ne l'a sûrement pas découragé.

Hier, la Russie a nié toute participation aux événements des derniers jours. Mais elle s'est empressée de reconnaître le nouveau gouvernement kirghize.

Pendant ce temps, Washington faisait preuve d'une plus grande circonspection, se contentant de réprouver la violence et de surveiller la situation, tandis que le président Bakiev, réfugié on ne sait trop où, s'accrochait à son poste.

Quant au sort de la base américaine, il paraissait déjà incertain, hier. «Si vous aviez vu la joie des Russes quand ils ont vu partir Bakiev!» a dit l'un des membres du nouveau gouvernement kirghize, cité par le Washington Post. Il a ajouté que «la présence américaine au Kirghizistan sera vraisemblablement écourtée» à la suite de ce départ. Propos tempérés par les déclarations rassurantes de la nouvelle première ministre, Rosa Otounbaïeva, qui a rencontré hier un envoyé spécial de Washington. Alors, manipulation ou pas? Les événements de mercredi sont le fruit d'une véritable révolte populaire, tranche le géographe français David Gauzère, qui vit depuis deux ans à Bichkek, la capitale kirghize.

Parvenu au pouvoir en 2005, à la faveur de ce l'on a appelé «la révolution des tulipes», le président Bakiev avait peu à peu renoué avec l'autoritarisme et le népotisme du régime qu'il avait contribué à renverser. Il a réprimé l'opposition, distribué des postes à ses proches et trafiqué en sa faveur les élections de juillet 2009.

«Depuis ces élections, le régime s'est beaucoup durci», dit David Gauzère, selon qui le Kirghizistan, considéré comme le pays le plus libéral dans ce coin du monde, ressemblait de plus en plus à ses peu fréquentables voisins.

Le gouvernement a forcé la note, ce printemps, en imposant une forte hausse des prix de l'électricité. Et c'est cette décision, doublée de la corruption de plus en plus flagrante du régime, qui a incité les gens à sortir dans la rue.

Révolte réelle, donc, mais sur fond de tensions entre deux «grands» qui défendent leurs intérêts dans une région ultrasensible de la planète. Et qui peuvent parfois, de loin, tirer quelques ficelles.