Depuis le génocide, les écoliers rwandais n'apprennent plus l'histoire de leur pays. Plus du tout. Ils étudient l'histoire européenne, ou celle de la Seconde Guerre mondiale. Mais sur leur propre pays, rien.

À l'université, un cours sur les génocides aborde, parmi d'autres carnages, celui qui a décimé la minorité tutsi au Rwanda, en 1994.

 

Mais au primaire et au secondaire, le gouvernement a choisi de remiser l'histoire aux oubliettes. «On parle de tout sauf de ça», résume l'historien Paul Rutaysire, lors de notre rencontre à Kigali.

Paul Rutaysire a dirigé quelques séances avec des enseignants rwandais pour tenter de trouver une manière de reprendre les cours d'histoire nationale.

Peine perdue: «Ils se sentaient incapables d'en parler objectivement, d'aller au-delà de leur propre expérience.»

Lors d'une de ces séances, un professeur lui a dit: «Je ne suis pas prêt à parler de ça à mes élèves, j'ai peur de leur faire du tort.»

Un jour, Paul Rutaysire s'est trouvé face à deux profs, l'un tutsi, l'autre hutu. Les deux lui ont fait part du même malaise devant la perspective d'enseigner l'histoire de leur pays. Chacun craignait de faire face à des questions trop difficiles. Telles que: «Que faisais-tu en 1994?» Ou encore: «Pourquoi ta famille a fait emprisonner ton père?»

Quand un pays est incapable de transmettre sa propre histoire, «c'est sûr qu'il y a un problème», reconnaît délicatement Paul Rutaysire. Et ce problème, c'est qu'au Rwanda, tous ont été directement éprouvés par la grande tuerie. Et que 16 années n'ont pas suffi pour guérir les blessures.

* * *

Mais 16 ans, ce n'est pas si long. C'est ce que je réalise en rendant visite au Centre César, que la Québécoise Nicole Pageau a bâti dans le quartier Kimironko, à Kigali.

Il y a cinq ans, à l'âge où d'autres préparent leur retraite, Mme Pageau a tout plaqué pour aller aider des veuves du génocide rwandais. Elle a trouvé une communauté de 151 femmes vivant dans des maisonnettes, isolées les unes des autres et complètement habitées par le cauchemar qui a cassé leur vie en deux.

«Ces femmes ne pensaient qu'à leurs souvenirs d'horreur», se rappelle Nicole Pageau qui, pendant ses premiers mois au Rwanda, pleurait tous les soirs, à force d'entendre leurs histoires.

Parmi ces femmes: Léonie Kalire, qui a fui les milices Interahamwe au moment où celles-ci commençaient à brûler son village du nord du pays.

Son mari avait déjà été assassiné, son corps jeté dans le lac Kivu, avec des centaines d'autres. Léonie est donc partie avec sa belle-mère, ses trois enfants et le quatrième qu'elle portait dans son ventre. Premier arrêt: République démocratique du Congo, où sa belle-mère s'est laissée mourir de faim. Deuxième exil: l'Ouganda, où Léonie restera sept mois, incapable de se résoudre à rentrer au Rwanda, pays où il ne restait plus que «des hommes mauvais», avait-elle fini par croire.

Au retour, elle a atterri dans un quartier de rescapées, toutes veuves, comme elle, toutes traumatisées par l'horreur de ce qu'elles venaient de vivre.

Le gouvernement rwandais leur a fourni un logis. «Mais je n'avais rien pour nourrir mes enfants, j'étais isolée, et il n'y avait rien à faire. Nous avions toutes ces souvenirs terribles, et nous avions faim.»

Quand elle a accueilli celles qu'elle appelle ses «mamans», Nicole Pageau a commencé par leur donner accès à une banque alimentaire, pour les remettre sur pied. Plus d'une décennie était déjà passée depuis le génocide. Mais ces femmes en souffraient encore dans leur coeur et dans leur corps.

Depuis, le centre a grandi. Les «mamans» fabriquent des objets d'artisanat et cousent des vêtements dont la vente leur procure un petit revenu: environ 60$ par mois. Le Centre offre un service de garderie, des cours de mécanique pour les enfants des veuves, du soutien moral, et même des séances de massothérapie pour ces femmes dont certaines souffrent encore des sévices subis il y a 16 ans.

Depuis qu'elle s'est jointe au Centre César, Léonie est sortie de sa prostration. Elle a terminé un cours de comptabilité et préside le conseil d'administration du centre. D'autres femmes suivent une formation en gestion. Le but de Nicole Pageau: laisser le centre entre les mains de ses «mamans», quand elles seront prêtes.

Il y a cinq ans à peine, 151 femmes de Kimironko vivaient côte à côte, chacune noyée dans sa bulle de douleur. Aujourd'hui, elles ont retrouvé une communauté. Et elles ont retrouvé l'espoir. «Je ne peux pas oublier ce que j'ai vécu, mais au moins, je ne suis plus hantée par ces images», confie Léonie.

Quand le pays entier cessera d'être hanté par son cauchemar, peut-être finira-t-il par ressortir ses livres d'histoire.