Le 13 mai 1939, à la tombée du jour, le S.S. Saint-Louis a quitté le port d'Hambourg vers Cuba avec, à son bord, 930 réfugiés juifs fuyant le régime nazi. Prix du voyage et du visa cubain: 150$ par personne, une somme rondelette pour l'époque.

Mais Cuba a rejeté les visas et refoulé le paquebot, qui s'est tourné vers l'Argentine, le Paraguay, les États-Unis et aussi le Canada. Partout, même réponse: non.

«Si ces Juifs devaient être admis, ils seraient probablement suivis par d'autres bateaux», a dit le ministre canadien de l'Immigration de l'époque. Avant d'ajouter qu'aucun pays «n'est assez grand pour accueillir les centaines de milliers de Juifs qui veulent quitter l'Europe» et qu'il y a «une limite à tout».

Le S.S. Saint-Louis a rebroussé chemin. Plus du quart de ses passagers ont péri dans les camps nazis.

D'accord, l'analogie est tirée par les cheveux. Le Sri Lanka n'est pas le Troisième Reich, la guerre civile qui l'a déchiré pendant trois décennies est terminée depuis un an et les Tamouls qui tentent de le fuir ne risquent pas de finir dans une chambre à gaz.

Autre différence notable, le Canada n'a pas repoussé le MV Sun Sea, ce bateau qui a transporté un demi-millier de Tamouls à la recherche d'une terre d'asile. Tenu par des traités internationaux signés, justement, dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, le Canada a laissé accoster le navire et examinera, un à un, les dossiers de ses passagers.

N'empêche: ce bateau a soulevé une grosse levée de boucliers. Et il est troublant de voir à quel point ce qu'on entend aujourd'hui ressemble aux arguments évoqués à l'époque. Si on dit oui, il y aura d'autres bateaux. On ne peut pas accepter tout le monde...

La véhémence de certains propos, y compris ceux du ministre de la Sécurité publique Vic Toews, appelle à quelques mises au point.

D'abord, sur la situation de la minorité tamoule au Sri Lanka. La guerre civile s'y est terminée en mai 2009 par la défaite des Tigres tamouls - organisation séparatiste qui a de nombreux actes terroristes à son actif.

Le gouvernement sri-lankais soutient que plusieurs de ces terroristes ont fui à bord du MV Sun Sea. Possible. Mais il faut savoir que le Sri Lanka a la fâcheuse habitude de faire passer tous ses critiques pour des terroristes. Et d'en profiter pour les emprisonner et les torturer, comme l'a bien documenté Amnistie internationale.

Et puis, même si les conditions de vie des Tamouls, horribles après la fin de la guerre, s'améliorent progressivement, le Sri Lanka n'est pas tout à fait un champion des droits de l'homme. En juillet, l'Union européenne a rompu son accord commercial préférentiel avec ce pays, précisément pour cette raison.

Bref, les Tamouls peuvent avoir d'excellentes raisons de fuir le Sri Lanka, même s'ils n'ont pas porté les armes des Tigres. Et le Canada le reconnaît: en 2009, il a accepté 95% des demandeurs d'asile sri-lankais!

Des terroristes en fuite se seraient faufilés parmi les passagers du navire? Peut-être. Mais les autorités canadiennes auront toute la collaboration du Sri Lanka pour les identifier et les traiter en conséquence.

Plusieurs ont aussi reproché aux passagers du MV Sun Sea d'être des resquilleurs, de doubler les voies régulières pour trouver refuge au Canada. C'est oublier qu'il n'y a pratiquement pas de voie balisée vers l'asile politique. Environ 30 000 demandeurs arrivent chaque année au Canada sans y avoir été invités. Les réfugiés présélectionnés par les autorités canadiennes ne sont que 7000.

Parler de resquillage, «c'est tenir pour acquis qu'un bon réfugié est quelqu'un qui est assis et attend tranquillement qu'on vienne le chercher», ironise le juriste François Crépeau. Or, il n'y a pas de «bon réfugié», ni de file d'attente pour l'asile.

La migration clandestine est un «crime odieux» qui appelle à des changements législatifs, a vitupéré le ministre Toews au cours des derniers jours. En fait, le système canadien d'asile politique est déjà en voie de révision. La réforme doit entrer en vigueur dans quelques mois. Et elle devrait permettre de traiter plus rapidement les demandes d'asile des passagers de ce bateau qui fait tant de vagues.

Le Canada ne fait pas face à une invasion barbare. Il n'est pas dépourvu d'outils pour réagir à la situation. Bref, il y a une limite à l'inflation verbale et à la démagogie...