Il y a quelques mois, un journaliste du quotidien mexicain El Diario de Juarez a proposé à ses patrons un reportage sur un trafiquant de narcotiques local. Le reportage était pertinent et bien documenté, mais le journal hésitait à le publier.

La question de la signature a été vite réglée: l'auteur resterait anonyme, pour des raisons de sécurité. «Nous avons aussi envisagé de publier l'article simultanément dans plusieurs médias, de façon à ce que nous ne portions pas seuls le poids de cette histoire», raconte Gerardo Rodriguez, éditeur du journal.

Finalement, celui-ci a décidé de ne rien publier du tout. Trop dangereux.

Dimanche dernier, après l'assassinat d'un de ses photographes, c'est ce même journal qui a lancé un appel désespéré aux trafiquants qui se disputent le contrôle de Ciudad Juárez. «Nous vous demandons de nous expliquer ce que vous attendez de nous, ce que vous souhaitez que nous publiions, ou que nous ne publiions pas, afin de savoir à quoi nous en tenir», plaide la direction du journal dans un éditorial qui a fait le tour de la planète.

En lisant ce texte, j'avais d'abord pensé que ses auteurs faisaient de l'ironie. Au contraire, assure Gerardo Rodriguez: «Nous ne voulons plus risquer la vie de nos journalistes.»

Il faut dire qu'un autre reporter du El Diario a été assassiné il y a deux ans. Deux morts en deux ans: c'est beaucoup. Le journal compte une trentaine de journalistes. Tout le monde a peur. Des cartels, bien sûr. Mais aussi de la police.

Il y a un mois, des agents de la police fédérale se sont installés dans un hôtel face au journal. À un moment, les policiers se sont mis à tirer dans la rue. «Ils prétendaient qu'ils poursuivaient des criminels. Mais des balles ont touché les autos de deux de nos journalistes. Nous avons cru qu'ils s'en venaient chercher quelqu'un au journal», raconte Gerard Rodriguez.

D'un côté, les trafiquants qui se battent pour la «plaza» - le contrôle de leur territoire. De l'autre, des forces de l'ordre incompétentes. Ou carrément alliées aux cartels.

«Il n'y a plus d'autorité dans notre ville, c'est la loi du plus fort», dit Gerardo Rodriguez. Avant d'ajouter: «Aucun reportage ne vaut la vie d'un journaliste.» D'où cet appel désespéré suppliant des autorités occultes de préciser les limites de la liberté d'expression à Ciudad Juárez!

N'était-ce pas un acte de reddition de la part du journal? Pas du tout, répond M. Rodriguez. «Nous voulons continuer à informer, mais si nous connaissons mieux les règles du jeu, nous pourrons mieux évaluer les risques.»

Par un curieux concours de circonstance, le photographe du El Diario de Juarez a été assassiné quelques jours après la publication d'un rapport du Comité pour la protection des journalistes sur la situation des médias au Mexique.

Coiffé d'un titre éloquent - «Le silence ou la mort» -, le document constate que plus de 30 journalistes et travailleurs de médias sont morts ou portés disparus depuis quatre ans. Ce qui situe le Mexique à égalité avec des pays comme la Somalie et l'Irak!

Conséquence: de plus en plus de médias se taisent. «La bataille pour la libre circulation de l'information a atteint une phase cruciale au Mexique», affirme le directeur du Comité, Joël Simon.

Les représentants du Comité ont rencontré le président du Mexique, Felipe Calderon, cette semaine, pour lui demander de mieux protéger les journalistes. Celui-ci a promis d'y voir, mais Gerardo Rodriguez n'en croit rien: des promesses, il en a entendu dans le passé. Or, la situation des médias n'a cessé de se détériorer.

Car au fond, selon lui, ses deux collègues assassinés sont les victimes collatérales de la guerre contre les drogues, déclenchée il y a 40 ans par les États-Unis et renforcée par le président Calderon. Or, de plus en plus de voix s'élèvent pour abandonner l'approche militaire qui ne fait que renforcer les cartels, sans régler le problème de santé publique lié à la consommation de narcotiques.

Parmi ces voix, on retrouve celles de trois ex-présidents latino-américains, dont le Mexicain Ernesto Zedillo. L'appel pathétique que le journal de Ciudad Juárez a lancé à ceux qui se disputent le contrôle de sa ville est une illustration de plus des effets néfastes de cette guerre perdue. Et un puissant argument en faveur d'un changement de stratégie.