Un patient au visage émacié est allongé sur une civière, au sixième étage de l'hôpital Notre-Dame. Derrière lui, une femme, plus jeune, silencieuse, tient une petite valise à roulettes. Du genre de celles que l'on apporte avec soi dans la cabine d'un avion.

Au moment où les deux messagers et moi nous approchons de la civière, une infirmière s'élance vers le malade. «La Gaspésienne vous souhaite bon voyage», dit-elle chaleureusement.

C'est tout un voyage, en effet. Destination: soins palliatifs.

Dans l'ascenseur, la femme humecte les lèvres du vieil homme avec une éponge. Pas un mot, pas une larme, comme si tout avait été déjà dit et pleuré. Nous nous dirigeons vers le cinquième-G, l'aile des voyages sans retour. Les roues de la civière font badang-badang sur les tuiles du plancher. Puis, une porte s'ouvre et nous pénétrons dans un autre univers.

Lumière tamisée, tapis, silence: ici, tout est calme et feutré. À la réception, un bouquet de fleurs. Et une lampe. «On l'allume quand un patient meurt», m'explique un de mes compagnons.

Un préposé conduit déjà le malade vers ce qui deviendra sa dernière chambre. Ses proches sont ailleurs, dans une bulle imperméable aux étrangers. Nous nous éclipsons discrètement: notre «livraison» est terminée.

15 km à pied

Ils sont moins d'une dizaine les week-ends, plus d'une vingtaine en semaine. Ils poussent des chariots remplis de prélèvements et de dossiers, font rouler des civières surmontées d'un enchevêtrement de tubes et de solutés.

Ils ne sont pas vraiment brancardiers, parce qu'ils ne touchent pas aux patients. Mais ils sont bien plus que de simples coursiers.

À force de transporter leurs «passagers» de l'étage des greffes à celui de la dialyse, de l'oncologie à la radiologie, ils sont témoins de scènes de vie poignantes dans lesquelles ils se glissent parfois, si on les y invite.

Au début du mois de septembre, j'ai passé plusieurs quarts de travail avec l'équipe des messagers de l'hôpital Notre-Dame. J'ai trottiné à leurs côtés dans des couloirs interminables en essayant de me rendre aussi utile que possible. Ouvrir une porte pour laisser passer une civière, écarter un chariot qui obstrue le passage.

Et j'ai marché. Beaucoup. Le premier jour, il n'était pas encore midi que j'avais déjà mal aux pieds. Les messagers sont en mouvement perpétuel. Combien de kilomètres par jour? Dix, peut-être quinze, me dit-on. Chose certaine, les mocassins que je portais le premier jour étaient complètement inadaptés aux circonstances...

Je note mentalement: apporter des chaussures de marche.

***

Vu de l'intérieur, l'hôpital Notre-Dame ressemble à un paquebot vétuste avec ses quartiers disparates reliés entre eux de manière fantaisiste. Pavillons Lachapelle, Deschamps, Mailloux, Simard. Il y a des passerelles pour aller d'un pavillon à l'autre, mais pas à tous les étages. Et des étages qui ne sont plus les mêmes une fois que l'on a traversé la passerelle.

«Le sixième du D est le cinquième du H, le deuxième du H est le cinquième du K», m'explique une des messagères, Carole, avec une patience d'ange.

Premier jour, première course: un patient de l'unité des greffes doit aller subir une dialyse. Il a le teint un peu gris et les yeux souriants. Il se fait peser: 45 kg.

Puis, nous allons cueillir une femme obèse pour la conduire vers les rayons X. Mais avant, il faut aller chercher un fauteuil spécial dans un réduit du rez-de-chaussée. La patiente le remplit complètement. Les appuie-pieds s'enfoncent dans la chair de ses mollets. Elle a mal. Une odeur douceâtre flotte autour de son corps, si insistante que je me retiens de respirer.

«Qu'est-ce que tu veux, les patients, ça exhale», dit ma compagne du moment.

Un peu plus tard, nous filons vers «la zone»: l'aile des opérés en neurochirurgie. De grands malades qui ont la tête bandée, piquée de fils qui pointent dans toutes les directions, et qu'il faut amener jusqu'à l'étage des scanners.

Suivent quelques voyages vers le cinquième sous-sol, où sont administrés les traitements de chimiothérapie. La salle d'attente est égayée de fausses fenêtres en forme de hublot qui ne parviennent pas à faire oublier l'impression d'être au fond d'une mine. «C'est le bunker», dit un messager. En chemin, nous croisons quelques fantômes chauves au regard creux.

Nous prenons nos nouvelles affectations au téléphone qui communique directement avec la centrale des messagers: il y en a un près de chaque unité de soins. Quand un ascenseur tarde à arriver, nous faisons un détour. Parfois, nous empruntons un passage étroit surmonté de gros tuyaux.

«Là-bas, c'est la morgue; par ici, les archives», m'informent Yves, Marie-Ève, George ou Suzanne, selon le moment.

Chers collègues, maintenant, je vais vous faire un aveu: je n'ai jamais VRAIMENT su où j'étais. Et même maintenant, alors que j'écris ces lignes en analysant le plan de l'hôpital - on dirait une sorte de machine à vapeur avec des turbines et des pistons - j'ai de la peine à m'y retrouver...

La morgue

Un matin, près d'un poste d'infirmières, j'entends une voix annoncer, sans émotion: «Vous direz au Dr Untel que Mme S. est morte.»

Deux heures plus tard, le téléphone sonne à la centrale des messagers: il y a une course pour la morgue. Je pars avec Diane et Carole. Premier choc: sur la civière que nous allons chercher pour transporter le cadavre, il n'y a ni matelas ni couverture. On a beau savoir que, à cette étape-ci, on ne se soucie plus du confort du passager, ça donne un petit frisson.

«Jamais personne ne s'est plaint», me dit Diane en souriant quand j'en fais la remarque. Évidemment...

À l'étage, un chariot de nettoyage attend devant une chambre fermée. La famille est déjà partie. Il reste à prendre le corps, enveloppé dans un sac de plastique blanc. Et à le conduire vers la morgue en évitant les ascenseurs les plus fréquentés, question de ne pas faire peur au monde...

À notre arrivée, la chambre froide déborde de civières vides. En silence, on fait le ménage en attendant de glisser notre cargaison. Sur le sac, une étiquette résume toute une vie en deux lignes laconiques. Une femme, 49 ans. Le corps dans le sac paraît étrangement petit.

Nous refermons la porte derrière nous. Quelqu'un a collé un papier sur le mur à côté de la chambre froide. «Attention à la planète, éteignez les lumières, think green, sti.»

Une femme meurt. La Terre n'arrête pas de tourner pour autant.

L'ascenseur

Un patient pleure silencieusement sur sa civière. Nous l'emmenons passer des radiographies. Dans l'ascenseur, deux femmes en blouse blanche poursuivent leur conversation sans faire attention à nous. «C'est bon pour l'été, mais pas pour l'hiver», dit l'une d'entre elles. «Un peu comme Saint-Sauveur», acquiesce l'autre.

Plus tard, dans un autre ascenseur: «Moi, à ta place, je l'aurais pas payé, le ticket.»

D'un côté, les vacances, les contraventions, les joies et les soucis de la vie normale. De l'autre, l'inconfort, la douleur. La peur. Deux univers qui se croisent sans se toucher.

Tous égaux devant le bistouri

Tous les matins, entre 7 et 8 h, deux équipes de messagers vont chercher les malades pour les conduire au bloc opératoire. Pendant une heure, nous faisons des allers-retours entre le premier sous-sol et différentes unités de soin. Ophtalmologie. Chirurgie thoracique.

Une fois dans l'ascenseur réservé au bloc opératoire, les patients bougent les orteils sous leur couverture. Ils tremblent. Ou engagent une conversation pour tromper leur anxiété. «Est-ce qu'ils vont le finir un jour, le CHUM?»

«Tout le monde a peur avant une opération», me disent mes compagnons.

Le bloc opératoire ne paie pas de mine. Des travaux sont en cours pour construire une nouvelle salle de réveil.

Une photo de la future salle est affichée au mur: moderne, immaculée. Mais en attendant, des panneaux de plastique transparent pendouillent au plafond. Et les patients qui attendent d'être opérés sont alignés l'un contre l'autre dans un couloir un peu glauque appelé «le parking».

Passages trop étroits encombrés de chariots. Ascenseurs aux murs écorchés par des artistes en herbe qui s'amusent à arracher la peinture. Ordonnances que l'on va porter à la pharmacie dans le dédale de l'hôpital, dont les dossiers ne sont toujours pas informatisés.

Un jour, c'est la canicule. Nous passons sans cesse des unités climatisées à celles qui ne le sont pas. Dans les ascenseurs, on sue à grosses gouttes. L'un de mes collègues a cette image saisissante: «Notre-Dame, c'est une Ferrari avec un moteur de Lada.»

La maison

Trois répartitrices prennent les «commandes» à la centrale des messagers, appelée aussi «la maison».

Elles distribuent les courses: 8019 plus chaise pour la médecine nucléaire. Une boîte de prothèses pour la chirurgie maxillaire. Il faut faire vite: il y a déjà 14 courses en attente.

«Notre travail n'est pas très valorisé», dit Louise, l'une des répartitrices. Dans la hiérarchie de l'hôpital, les messagers sont en effet assez proches du premier échelon. Pourtant, la plupart aiment leur boulot. Parce qu'il les tient en mouvement perpétuel, mais aussi parce qu'il leur permet d'échapper à l'insupportable pression que l'on subit dans les unités de soins. «Ici, on ne fait qu'une chose à la fois. Et on a le temps de parler aux patients», dit l'un de mes collègues.

Certains messagers ont abouti à la centrale après avoir exercé diverses tâches à l'hôpital. D'autres ont des activités parallèles. Jean-François fait de la musique. Caroline, de la danse. Marie-Ève poursuit des études pour devenir infirmière.

Il y a aussi Suzanne Myre, écrivaine, dont le dernier livre, Dans sa bulle, se passe en milieu hospitalier. C'est elle qui m'avait donné l'idée de passer quelques jours dans les entrailles de l'hôpital. «Être messager, c'est comme écrire, dit-elle. Il faut donner le meilleur de soi.»

Et donner le meilleur de soi, c'est parfois savoir se taire. Quand un patient malade, grognon, vous ordonne de prendre un chemin qui vous forcera à le pousser sur un plancher en pente ascendante. Quand un autre vous lance: «Faut que je descende au deuxième juste pour ça, câlisse!»

Mais parfois, les trajets en civière ou en fauteuil roulant sont l'occasion de petites rencontres miraculeuses. Un jour, nous ramenons une dame du scanner vers son unité de soins: l'oncologie.

Elle sourit à une préposée dans l'ascenseur: «Mais je vous connais, vous!» Elle a les yeux pétillants et cherche à engager la conversation.

«Ma voisine de chambre à un cancer du pancréas, pauvre elle. Elle a trois jeunes enfants.

- Et vous?

- Oh, moi, c'était le côlon. Là, c'est généralisé.»

Une vraie dame, qui compatit avec sa voisine de chambre au lieu de pleurer sur son propre sort. Une bulle d'humanité dans un ascenseur d'hôpital.

Notre série La vie des autres se poursuit samedi prochain :

Rima Elkouri nous raconte sa semaine chez Cheskie, une boulangerie hassidique du Mile End.

Des détails ont été changés dans ce texte, afin de protéger l'identité des patients.

L'espace de quelques jours, cinq chroniqueurs de La Presse ont changé de job. Dans le second volet de notre série, Agnès Gruda raconte le quotidien des messagers de l'hôpital Notre-Dame, témoins discrets des drames qui se vivent dans les chambres et les couloirs de l'établissement.

La semaine prochaine: Rima Elkouri nous raconte sa semaine chez Cheskie, une boulangerie hassidique du Mile End.

La semaine dernière: Sexe, solitude et mensonges de Michèle Ouimet