La scène se passe dans un bouiboui d'une petite ville du Burkina Faso, en Afrique de l'Ouest. Deux hommes expliquent à un coopérant québécois les avantages et inconvénients du mariage polygame.

C'est que dans leur pays, l'homme qui se marie pour la première fois peut opter pour un régime «mono» ou «poly». S'il choisit l'union monogame, il ne pourra plus changer d'idée. Mais un contrat de mariage ouvert sur la polygamie lui laisse toutes les possibilités.

 

C'est une bien mauvaise idée de se marier en monogamie, concluent les deux Burkinabés. L'un d'entre eux finit par sortir l'argument massue: «Le mariage monogame donne bien trop de pouvoir à la femme!»

Tiens donc. L'homme se trouve en meilleure position dans son couple s'il peut brandir la menace d'une nouvelle épouse. Sa femme n'est pas assez gentille? Attention, il va en marier une autre...

Cette anecdote résume en quelques mots ce qui ne va pas avec la polygamie. Même si certaines femmes, dans certaines circonstances, peuvent y trouver leur compte, même si le couple monogame n'est pas une garantie de bonheur, le mariage polygame est fondé sur un déséquilibre fondamental. L'homme a le gros bout du bâton. La femme, elle, vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Aussi étrange que cela puisse sembler, même si elle s'est déroulée à l'autre bout du monde, cette conversation nous concerne au plus haut point. Car le débat sur la polygamie n'est pas une curiosité ethnologique. Et un chapitre crucial de ce débat s'ouvre lundi prochain, en Colombie-Britannique.

L'histoire concerne deux mormons polygames de Bountiful, en Colombie-Britannique. Avant d'intenter une poursuite contre les deux hommes, le ministère de la Justice de Colombie-Britannique a demandé au plus haut tribunal de cette province de se pencher sur l'article 293 du Code criminel, qui interdit la polygamie sous peine de cinq ans de prison.

La Cour doit décider si cette interdiction respecte la Charte canadienne des droits et libertés. Et si la polygamie peut toujours être considérée comme un crime au Canada. Les deux hommes plaident que non: leur liberté religieuse serait ainsi brimée.

Le débat s'annonce long et virulent. Compliqué, aussi. Pour résumer un peu grossièrement les choses, disons que d'un côté, il y a ceux qui disent que la criminalisation de la polygamie ne fait que contribuer à isoler les femmes vivant dans ces unions. Ne serait-ce que parce que la formulation archaïque de l'article 293 laisse planer la menace d'une sanction non seulement sur l'homme polygame, mais aussi sur ses femmes.

Pour aider les femmes à quitter des unions qui les oppriment, «il faut qu'elles se sentent suffisamment en sécurité pour ne pas avoir peur de se retrouver en prison», affirme la juriste Susan Drummond, de l'Université de Toronto - qui plaide en faveur de la décriminalisation.

Mais de l'autre côté, des voix réclament que l'État fasse la vie encore plus dure aux polygames, en s'attaquant aux imams qui célèbrent les mariages illégaux, par exemple. Ou en fermant les frontières du pays à tout immigrant polygame. Et, bien sûr, en maintenant l'article 293.

Ce qui sème encore davantage la confusion, c'est que les deux camps se réclament d'une même volonté d'aider des femmes extrêmement vulnérables.

Le débat n'est pas propre au Canada. Dans un récent avis sur le sujet, le Conseil du statut de la femme fait un tour d'horizon éclairant, où l'on apprend que le Danemark refuse de reconnaître les mariages multiples. Que la France et la Grande-Bretagne les interdisent, mais reconnaissent les unions contractées légalement dans un autre pays.

Chaque approche peut avoir des conséquences imprévues. Récemment, le gouvernement britannique a décidé de verser un supplément de revenu familial pour chaque femme additionnelle! À l'autre bout du spectre, la Suisse a retiré sa nationalité à un homme originaire de Turquie quand il s'est avéré qu'il avait une première femme dans son pays d'origine.

Le débat sur la polygamie est d'autant plus explosif qu'il prête flanc à des dérapages xénophobes. Il ne s'agit pas que de mormons. Mais aussi, et beaucoup, de musulmans. Et on voit mal, d'ailleurs, comment on pourrait fermer la frontière du Canada à tous les polygames sans pénaliser tous les ressortissants d'un pays où la polygamie est permise. Bref, sans déraper.

Des imams pratiquent des mariages polygames dans des mosquées canadiennes. Quand ces mariages volent en éclats, comment partager le patrimoine sans être injuste à l'égard des «coépouses» ? Et sans pour autant donner toutes ses lettres de noblesse à un type d'union qui est, par définition, inégal et discriminatoire?

C'est un joyeux casse-tête qui attend la Cour suprême de Colombie-Britannique. Il faut espérer que celle-ci ne perde pas de vue l'essentiel: la polygamie n'est pas un modèle socialement souhaitable. Des études démontrent qu'elle est nocive non seulement pour les femmes et les enfants, mais aussi pour les hommes laissés pour compte - ceux qui ne sont pas «concurrentiels» sur le marché du mariage.

Rédigé au XIXe siècle, à une époque où la société ne jurait que par le mariage hétérosexuel et éternel, l'article 293 ne correspond plus au monde éclaté d'aujourd'hui, où «le concept de conjugalité est devenu inintelligible», comme le dit Susan Drummond.

Le texte de loi a sans doute besoin d'être modernisé, rafraîchi. Mais dans l'état actuel des choses, le jeter carrément au rebut, sans autre forme de procès, aurait forcément pour effet de banaliser la polygamie. De dire, en gros, qu'il s'agit d'une forme d'union comme une autre. Est-ce vraiment le message que l'on veut envoyer?