Le député québécois Benoît Charette a passé les jours qui ont suivi les élections haïtiennes du 28 novembre dans un hangar industriel de Port-au-Prince, transformé pour l'occasion en «centre de tabulation du vote.»

Muni de bidules qui rendraient jaloux bien des directeurs d'élections dans des pays développés, dont des lecteurs optiques permettant d'identifier chaque électeur au moyen d'un code-barre, ce centre a traité les «procès-verbaux» où sont compilés les résultats des élections de tous les bureaux de vote. But de l'opération: déceler la fraude.

Membre d'une mission d'observation de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), Benoît Charette a passé en revue des centaines de ces procès-verbaux. Et devinez quoi: ce qu'il y a vu ne correspond absolument pas aux résultats officiels annoncés mardi soir.

Selon ses observations, le chanteur Michel Martelly devance les autres candidats à la présidence dans la capitale. Ailleurs au pays, il y a une lutte serrée entre Michel Martelly et Mirlande Manigat. Quant au candidat du régime, Jude Célestin, il se classe en troisième position, loin derrière les deux favoris, assure Benoît Charette.

Imaginez donc sa surprise à l'annonce des résultats préliminaires, qui donnent la deuxième place à Jude Célestin et lui permettent d'accéder au deuxième tour contre Mirlande Manigat.

Le député québécois n'est pas le seul à avoir été surpris. En deux semaines de séjour en Haïti, j'ai parlé avec des dizaines de fans de Michel Martelly. J'ai suivi Mirlande Manigat dans une tournée électorale où elle était accueillie chaleureusement par ses partisans. Et j'ai assisté à des assemblées pro-Jude Célestin totalement artificielles, où de prétendus partisans ne se faisaient pas prier pour dire qu'ils allaient voter contre lui.

Mes observations sont forcément empiriques. Celles des observateurs de l'OIF restent partielles. Mais des tas d'autres signes permettent de conclure que, entre les résultats officiels et la volonté populaire, il y a un gouffre.

Le jour du scrutin, des dizaines de milliers d'électeurs n'ont pas pu aller voter parce que leur nom ne figurait sur aucune liste, ou parce qu'ils se sont heurtés à un bureau de vote fermé. Exemple: dans la région de Saint-Marc, les gens ont pu voter dans 4 des 24 centres de vote, selon Pierre Espérance, du Réseau haïtien de défense des droits humains.

Combien d'électeurs ont été ainsi privés de leur droit de vote? On l'ignore. Mais Pierre Espérance estime que c'est la majorité. Après avoir vu le chaos du 28 novembre, je n'ai aucune peine à le croire.

En plus des gens qui n'ont pas voté, il y a ceux qui ont «vendu» leur vote au plus offrant, ou ceux qui ont voté plusieurs fois dans des bureaux contrôlés par des représentants d'Inité - le parti du président René Préval.

Certains de ces votes ont été écartés parce qu'on soupçonnait une fraude. Il y en aurait près de 125 000 - soit plus de 12% de tous les votes! Mais d'autres votes douteux ont manifestement pu passer à travers les mailles du filet, favorisant systématiquement le candidat du régime.

Juste pour vous donner une idée de l'ampleur du cafouillage, voici le constat du correspondant de la BBC, Mark Doyle, qui a suivi de nombreuses élections dans des pays non développés. «Ce sont les pires élections que j'aie jamais vues», a-t-il écrit au lendemain du scrutin.

Maintenant, la question à 1 million: comment le monde doit-il réagir face à cet exercice démocratique qui n'en est pas un? Faut-il désavouer le scrutin - et admettre que des millions de dollars ont été jetés à l'eau? Ou essayer de sauver les apparences en espérant que la procédure de contestation des résultats préliminaires permettra de refouler Jude Célestin en troisième place?

C'est le pari que semble avoir fait la communauté internationale. Mais ce pari est risqué. De toute évidence, le régime est prêt à tout pour éviter que le pouvoir ne lui échappe. Tandis que la population ne fait aucunement confiance à un système qui l'a trompée d'une façon grossière.

L'explosion de colère d'hier montre que la farce électorale est sur le point de tourner à la catastrophe. La seule façon de calmer les choses serait de procéder à un nouveau dépouillement de votes, sous supervision internationale. De laisser voter les gens qui n'ont pas pu le faire. Et de reprendre le scrutin là où il n'a pas pu avoir lieu. Mais pour ça, il faudrait d'abord admettre que le vote du 28 novembre a été un lamentable échec.