Mardi dernier, quelques milliers de manifestants se sont rassemblés sur la grande place Tahrir, au Caire, pour réclamer le départ du président Hosni Moubarak. À peine six jours plus tard, ce dernier s'accroche à son poste et son régime, au pouvoir depuis trois décennies, ne tient plus qu'à un fil.

À voir les scènes captées dans les rues du Caire, de Suez ou d'Alexandrie, on a l'impression d'assister à un remake du soulèvement populaire qui a permis aux Tunisiens de chasser leur propre président, il y a un peu moins de trois semaines. Même détermination à défier la menace militaire. Même refus de se laisser amadouer par de vagues promesses de réformes. Même indépendance par rapport aux partis politiques ou groupes religieux qui ne font que suivre le mouvement.

Comme à Tunis, le message des protestataires égyptiens est clair: exit la dictature. Adieu, les dinosaures. Point à la ligne.

Les manifestants du Caire sont les premiers à dire qu'ils s'inspirent des événements de Tunis. Mais malgré leurs similitudes, rien ne garantit que les deux mouvements de révolte connaîtront le même dénouement.

Car l'Égypte n'est pas la Tunisie. Ne serait-ce que par son rôle stratégique au Moyen-Orient: depuis qu'il a conclu un traité de paix avec Israël, ce pays est considéré comme un État clé pour la stabilité de la région. C'est pour ça que les États-Unis lui fournissent un milliard et demi de dollars d'aide militaire par an - aide qui sert maintenant à réprimer les manifestants...

Cette position est devenue encore plus cruciale depuis qu'Israël s'est brouillé avec un autre allié de la région, la Turquie. La chute du régime Moubarak placerait Israël dans une position de «détresse stratégique», écrit le journaliste israélien Aluf Benn, dans le quotidien Haaretz.

Une détresse à laquelle Washington ne peut qu'être sensible. Et ce, d'autant plus que, contrairement à la Tunisie, pays laïc où les islamistes radicaux ne constituent pas une menace, le mouvement des Frères musulmans est bien implanté et bien organisé en Égypte, où il a remporté dans le passé des succès électoraux.

Aujourd'hui, les Frères musulmans sont complètement à la remorque du soulèvement populaire. Et ils n'ont aucun leader charismatique à offrir au peuple. Il reste que le spectre d'une récupération islamiste est plus présent en Égypte qu'en Tunisie. Ce qui fait peur autant à Jérusalem qu'à Washington - qui pourrait tenter de calmer le jeu, pour aider à une transition de pouvoir pas trop menaçante.

Il fallait d'ailleurs voir Hillary Clinton se livrer à une séance de patinage diplomatique sur les ondes de CNN, hier, pour comprendre à quel point le terrain est glissant. Il y a déjà un processus électoral en marche, a-t-elle rappelé, faisant allusion à la présidentielle de septembre prochain. Et suggérant que c'est dans ce scrutin que se trouvera la sortie de la crise égyptienne. Sous-entendu: acceptez un compromis, et vous aurez droit à des élections libres l'automne prochain. Pas évident à vendre à des gens qui ne font aucunement confiance à un régime qui les a volés et réprimés depuis 30 ans.

Autre différence: Hosni Moubarak peut s'appuyer sur une armée autrement plus loyale que ne l'était l'armée tunisienne à l'égard du régime Ben Ali. C'est quand ils voient les militaires qui les protègent changer de camp que les dictateurs sont acculés à la fuite. Pour l'instant, on n'a pas vu de signaux de défection massive en Égypte. Mais ce n'est pas fini...

En revanche, un facteur joue en faveur des manifestants égyptiens: la présence de l'ancien président de l'Agence internationale de l'énergie atomique Mohamed ElBaradei, rentré en Égypte il y a quelques jours. Ce fonctionnaire de stature internationale jouit d'un grand capital de crédibilité. Après tout, il n'avait pas hésité à confronter l'administration Bush sur la question de la présence d'armes de destruction massive en Irak.

Mohamed ElBaradei réclame le départ immédiat d'Hosni Moubarak. Et propose de diriger un gouvernement de transition avant la tenue de nouvelles élections, dans un an. L'opposition égyptienne se rallie à cette proposition. Bref, le scénario de l'après-Moubarak est déjà prêt. Et ce ne sera pas le chaos.

La situation évolue à grande vitesse en Égypte. Au moment où j'écris ce texte, le régime Moubarak s'accroche au pouvoir. Les policiers qui avaient soudainement disparus des rues du Caire, les scènes de pillage tellement pratiques pour ce président aux abois laissent penser que celui-ci prépare un ultime coup de force. À court terme, il réussira peut-être à gagner un répit. Mais à moyen terme, il est difficile d'imaginer qu'il soit encore au pouvoir dans un an. Ce qui est moins clair, c'est si son régime survivrait ou non à son départ.

Dans les rues du Caire, les manifestants sont portés par l'espoir d'un véritable changement. «Ce régime est fini», a prédit Alaa el-Aswani, auteur égyptien qui a signé le magnifique Immeuble Yacoubian.

Le cas échéant, le départ d'Hosni Moubarak créerait une onde de choc autrement plus puissante que la chute du président tunisien, le 12 janvier dernier. Avec ses 80 millions d'habitants, l'Égypte est le plus populeux des pays arabes. C'est aussi un pays phare, qui a un rayonnement culturel sur toute la région, avec son cinéma, sa télévision et ses universités, dont celle d'Al Azhar, lieu d'enseignement islamique le plus réputé de la planète.

La chute du président Ben Ali a inspiré le soulèvement du peuple égyptien. Si Moubarak tombe à son tour, l'impact se fera sentir dans tout le monde arabe.