Reprenons depuis le début. Pendant huit jours, des milliers d'Égyptiens ont manifesté pacifiquement à la place Tahrir pour réclamer le départ du président Hosni Moubarak. Le vent semblait tourner en leur faveur. Le président a lâché un peu de lest. L'armée a promis de ne pas leur tirer dessus. Le changement de régime paraissait à portée de main.

Le huitième jour, Hosni Moubarak a annoncé ses couleurs. Il resterait en poste jusqu'à la fin de son mandat. Et il consentirait quelques réformes en attendant les prochaines élections, prévues pour septembre.

Sceptiques, les manifestants n'ont pas bougé. Et la révolution rose bonbon a viré au rouge sang. Mercredi, des partisans pro-Moubarak ont pris d'assaut la grande place, ciblant non seulement les protestataires, mais aussi les journalistes étrangers, qui ont fait l'objet d'attaques d'une rare violence. Plusieurs ont été battus, d'autres ont été arrêtés et se sont fait confisquer leur matériel. D'autres, enfin, comme ma collègue Michèle Ouimet, ont dû se terrer dans leur hôtel, terrorisés par les bandes hostiles qui rôdaient dans les rues.

Le Comité pour la protection des journalistes, qui a documenté cette chasse aux médias, n'a pas l'ombre d'un doute: celle-ci a été orchestrée par le président Hosni Moubarak. Les attaques venaient généralement du camp pro-régime. En tout cas, aucun journaliste n'a été molesté par des manifestants anti-Moubarak!

Plus incriminant encore: selon le CPJ, l'État avait orchestré au cours des derniers jours une campagne de propagande pour dénoncer les journalistes étrangers, qu'il a qualifiés d'espions. La cible était désignée. Il ne restait plus qu'à frapper.

De leur côté, les soi-disant manifestants pro-Moubarak peuvent difficilement passer pour de simples militants qui se seraient regroupés spontanément pour défendre leur président. Cette action a été de toute évidence «orchestrée et préparée de façon à être très violente», juge la présidente de l'International Crisis Group, Louise Arbour. Elle hésite à incriminer trop précisément le régime sans en savoir davantage, mais elle constate que la panique et le désarroi servent les intérêts du pouvoir.

Où était donc l'armée pendant que les journalistes se faisaient battre et que les voyous à dos de chameau fonçaient dans la foule? Elle est restée d'une «déconcertante passivité», constate Mme Arbour, qui suit la situation grâce à des collaborateurs locaux.

L'information dont on dispose actuellement ne suffirait peut-être pas devant un tribunal. Mais il y en a bien assez pour permettre de tirer quelques conclusions. Dans les premiers jours de la révolte, Hosni Moubarak a savamment navigué pour amadouer la communauté internationale. Puis il a semé le chaos et terrorisé les médias. La manoeuvre est grossière et vieille comme le monde. Hier, il s'est dit hier prêt à démissionner. S'il reste au pouvoir, c'est par pur esprit de sacrifice, pour préserver son peuple du chaos...

On frémit à l'idée de ce qui arrivera aujourd'hui, alors que les journalistes ont été chassés de la place Tahrir. Et qu'un grand affrontement se prépare entre les organisateurs du «vendredi du départ» et ceux du «vendredi de la fidélité».

Que peut faire le monde pour empêcher le bain de sang? Les premières réactions internationales ont été plutôt timides. Le ton a monté depuis mercredi. Mais à Ottawa, on s'en tient toujours à un mollasson «nous condamnons l'usage de la violence des deux côtés», selon les mots utilisés hier par le ministre Lawrence Cannon.

Alors que le régime multiplie les gestes de répression, la moindre des choses serait de cesser de renvoyer les deux camps dos à dos et d'appeler les choses par leur vrai nom. La crise égyptienne est complexe. Plusieurs signalent que ce n'est pas si simple de pousser Moubarak vers la sortie. Que les Égyptiens sont un peuple fier. Et que les ingérences étrangères, surtout signées par Washington, risquent de créer un effet boomerang.

Je veux bien. Mais ces considérations paraissent bien abstraites au moment où ce régime aux abois a entrepris de réprimer sans ménagement ceux qui ont commis le crime de réclamer un peu plus de liberté.