Le slogan qui suit a été vu sur l'affiche d'un manifestant, au Caire: «Adressez-vous à Moubarak en hébreu, peut-être qu'il comprendra enfin qu'il doit partir.»

Difficile de mieux exprimer l'importance des liens entre l'Égypte et Israël, mais aussi leur fragilité. L'Égypte a été le premier pays arabe à signer, en 1979, un accord de paix avec Israël. Le traité était basé sur un troc: en échange de sa reconnaissance par son voisin, l'État hébreu acceptait de se retirer de la péninsule du Sinaï qu'il a occupée en 1967.

Depuis le traité de paix, le Sinaï est gardé par une force internationale. Et les navires israéliens peuvent circuler librement dans le canal de Suez. Contrairement à la majorité des pays de la région, l'Égypte permet aussi à ses citoyens de voyager en Israël, tandis que les Israéliens ont la liberté de visiter Le Caire et de profiter des plages de la mer Rouge.

Mais un contrat de mariage est une chose, l'amour en est une autre. En reportage au Moyen-Orient il y a une dizaine d'années, j'avais été sidérée de constater à quel point les Égyptiens détestent Israël. Ceux qui osaient traverser la frontière étaient systématiquement ostracisés. Leur nom risquait de se retrouver sur une liste noire de collabos. «Un voyage en Israël, c'est un suicide politique pour un Égyptien», m'avait alors expliqué un militant des droits de l'homme. Avant d'ajouter: «La haine d'Israël, cela fait partie de notre identité.»

Une étudiante rencontrée devant l'université du Caire avait résumé les choses en une phrase: «La paix? Mais ce n'est qu'un bout de papier.» En d'autres mots, la paix israélo-égyptienne n'est pas froide. Elle est glaciale. Et toute la valeur du «bout de papier» repose sur le pouvoir d'une dictature, qui a pu l'imposer à son peuple.

Pas étonnant que les Israéliens suivent avec inquiétude la révolte égyptienne, qui entre aujourd'hui dans sa 12e journée. Même les plus sympathiques aux aspirations démocratiques de leurs voisins craignent pour la survie du fameux bout de papier.

«Si les groupes d'opposition en Égypte ont une chose en commun, c'est bien leur haine d'Israël. Leur montée au pouvoir placera Israël dans une position difficile», craint le journaliste israélien Aluf Benn.

Un autre commentateur israélien, Yossi Alpher, vient de publier un texte dans lequel il imagine le pire des scénarios pour son pays. Des élections libres donnent le pouvoir aux Frères musulmans, qui refusent de reconnaître Israël. Ils abrogent le traité de paix, s'allient avec le Hamas, le parti palestinien radical qui contrôle la bande de Gaza - et qui a été créé par les Frères musulmans eux-mêmes.

Le nouveau gouvernement égyptien demande aux forces internationales de quitter le Sinaï et bloque l'accès du canal de Suez aux navires israéliens. Du coup, la mer Rouge devient un haut lieu du trafic d'armes. Si l'Égypte devait en plus ouvrir la frontière avec la bande de Gaza, celle-ci n'aurait plus besoin de tunnels pour s'approvisionner - y compris en armes.

Suivant ce même scénario, le changement de régime en Égypte pourrait faire boule de neige en Jordanie, deuxième pays à avoir signé la paix avec Israël. Il faut savoir que les Frères musulmans sont également actifs dans ce pays, où près de la moitié de la population jordanienne est d'origine palestinienne. Là aussi, la paix ne tient qu'à un morceau de papier, facile à déchirer en temps de crise politique.

Ce scénario du pire n'aura peut-être pas lieu, reconnaît Yossi Alpher. Il se pourrait qu'Omar Souleiman, le nouveau vice-président égyptien, habitué à traiter avec les dirigeants israéliens, se retrouve aux commandes du pays - ce qui serait dans le meilleur intérêt d'Israël, selon l'analyste. Encore faut-il en convaincre les protestataires, qui risquent leur vie, depuis 12 jours, pour pouvoir élire librement leurs prochains dirigeants.

Or, même si les Frères musulmans devaient perdre des élections, ils joueraient sûrement un rôle important au sein d'un gouvernement issu d'un scrutin libre. Et comme les autres partis de l'opposition n'ont pas d'affection particulière pour l'État hébreu, quoi qu'il advienne, la paix va écoper.

Bref, si la démocratie gagne chez ses voisins, Israël risque de se retrouver pris entre deux feux. «Nous vivons un moment de fébrilité croissante», dit diplomatiquement un ancien ambassadeur israélien à l'ONU, Yehuda Lancry.

Quelques optimistes voient dans cette perspective un facteur susceptible d'inciter Israël à stopper la colonisation et à se dépêcher de faire la paix avec les Palestiniens. Mais la réaction contraire, c'est-à-dire un durcissement de l'État hébreu qui, se voyant encerclé par des ennemis, s'accrocherait à sa «profondeur stratégique» et refuserait de céder la moindre parcelle de territoire, me paraît hélas beaucoup plus probable.

Photo AFP

Si l'Égypte devait ouvrir la frontière avec la bande de Gaza (photo), celle-ci n'aurait plus besoin de tunnels pour s'approvisionner - y compris en armes - craint-on en Israël.