Quand elle est arrivée à Benghazi avec une équipe de Médecins sans frontières, jeudi dernier, l'infirmière Anne Châtelain n'en est pas revenue de voir à quel point la vie était bien organisée dans cette grande ville de l'est de la Libye, tombée aux mains des opposants de Mouammar Kadhafi.

«Ici, il y a des hôpitaux de très fort calibre, raconte-t-elle. Les médecins libyens ont fait un travail extraordinaire. Il y a des comités de coordination médicale, et des bénévoles assurent la circulation dans les rues.»

Bien sûr, les hôpitaux manquent de tout alors qu'à peine une poignée d'organisations humanitaires ont réussi à rejoindre cette ville, la deuxième en importance en Libye. Mais selon ce qu'a constaté Anne Châtelain, la population a pris les choses en main, et les opposants ont réussi à combler le vide administratif laissé par le départ du gouvernement.

D'autres témoignages recueillis à Benghazi confirment ce constat. Le centre nerveux de l'administration provisoire se trouve au palais de justice de Benghazi. Des comités autoproclamés y veillent sur l'administration des hôpitaux, de la justice, de l'éducation. Même si la responsabilité ultime de ce gouvernement improvisé n'est pas toujours claire, ce qui ressort de tous les reportages, c'est la volonté unanime de préserver l'unité du pays et de réunir tous les Libyens sous le même drapeau, porteur d'une identité nationale.

Mais cette volonté suffira-t-elle à empêcher la Libye de se désintégrer sur fond de conflits tribaux et de guerres pétrolières? C'est le scénario catastrophe qu'évoquent les spécialistes de la région. Scénario brandi aussi par Kadhafi lui-même, qui, selon une tactique qui a longtemps fait ses preuves, tente de se positionner comme l'unique rempart contre le chaos.

La Libye pourrait imploser «selon des clivages tribaux, claniques et idéologiques», craint le politologue québécois Sami Aoun. Il faut dire que, contrairement à l'Égypte et à la Tunisie, où la société a maintenu un réseau d'organisations civiles malgré la dictature, le «guide» libyen avait réussi à faire le vide autour de lui. «En Libye, il n'y avait aucune institution, pas même de véritable État, il n'y avait que le régime», dit Hisham Ben Ghalbon, porte-parole de l'Union constitutionnelle libyenne, groupe d'opposition établi à Londres.

Résultat: aucune figure publique connue n'est susceptible de rallier l'opposition libyenne. «Cela ne signifie pas qu'il n'existe pas de gens capables de devenir des leaders. Ils finiront par émerger», croit Hisham Ben Ghalbon.

Incapables de s'identifier à leur régime ultrarépressif, les Libyens sont restés attachés à leurs identités tribales, disent les experts. Phénomène exacerbé par Kadhafi, qui jouait habilement les uns contre les autres.

«Toutes les tribus sont armées et nourrissent des griefs les unes envers les autres», souligne Omar Ashour, de l'Institut des études arabes et islamiques à l'université Exeter, en Grande-Bretagne. Mais il perçoit aussi de nombreux signes positifs. En premier lieu: la coordination postrévolutionnaire qui règne à Benghazi, ville où plusieurs tribus cohabitent en harmonie.

Mais justement, Benghazi est une ville cosmopolite, en dehors de laquelle les rivalités tribales peuvent faire plus de ravages, avance Sami Aoun. Si l'affrontement perdure, si Mouammar Kadhafi réussit à reprendre les villes de Zawiyah et Misratah, ce qui lui laisserait la main haute sur une partie de la manne pétrolière, le pays pourrait finir scindé en deux - et laissé en pâture à ses démons.

Chose certaine, le risque d'implosion augmente avec le temps. Ne serait que parce que cela donne plus de temps à Kadhafi pour exacerber les différences - sa vieille stratégie bien rodée. La communauté internationale doit-elle donc intervenir de façon militaire pour accélérer la chute du tyran? Depuis que les États-Unis ont déplacé des navires militaires vers la côte libyenne, le débat est ouvert. Jusqu'où ira-t-on pour protéger les civils contre la folie meurtrière du «guide de la révolution?»

Sur le web, les commentaires du genre «nous sommes capables tout seuls, nous ne voulons pas d'un autre Irak» abondent. Hisham Ben Ghaloum cite également l'exemple irakien pour rejeter une intervention de l'OTAN. En revanche, il verrait d'un bon oeil l'instauration d'une zone d'exclusion aérienne - ce qui implique des moyens militaires...

Omar Ashour, lui, croit qu'il ne faut rejeter aucun scénario. L'exclusion aérienne immédiate pourrait donner le coup fatal à Kadhafi, qui compte sur son aviation pour détruire des dépôts d'armes et bombarder ses opposants. Mais si jamais il devait se résoudre à employer des armes non conventionnelles, il ne faudrait pas hésiter à se montrer plus agressif à son égard.

D'un côté, le risque d'un carnage. De l'autre, l'ombre d'une intervention étrangère potentiellement perçue comme impérialiste. Dans les jours qui viennent, le monde marchera sur des oeufs...