Mouammar Kadhafi a au moins une qualité: il ne craint pas d'annoncer ses couleurs. Depuis le début du soulèvement populaire en Libye, il a traité ses opposants de rats et de blattes et s'est dit prêt à les massacrer, quitte à faire couler des fleuves de sang.

La plupart des tyrans trouvent des prétextes nobles pour massacrer ceux qui les contestent. Kadhafi, lui, affirme sans la moindre gêne son intention de déclencher un carnage illimité. À ses yeux, aucun prix n'est trop élevé pour se maintenir au pouvoir.

Au moins, c'est clair. Il n'est plus possible de prétendre que la menace qui plane sur le peuple libyen est le fruit d'une oeuvre de propagande. Plus possible, non plus, de faire semblant que l'on ne sait pas ce qui nous attend, comme on l'a fait pour le Rwanda ou la Bosnie.

Avec son massacre annoncé, le sinistre colonel crée un précédent. Et place la communauté internationale devant un dilemme délicat: jusqu'où faut-il aller pour empêcher le bain de sang?

Sur le front diplomatique, de gros efforts ont été déployés depuis une semaine. En plus d'un impressionnant train de sanctions, la Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur Kadhafi en un temps record. Du jamais vu pour un président toujours en exercice. Mais si cela ne suffit pas? Se résoudra-t-on à employer la force?

Le débat sur la pertinence d'une intervention militaire s'est cristallisé autour du projet d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus du pays. En ce moment, la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne sont pour. Les États-Unis tergiversent. La Turquie et la Ligue arabe sont contre. Il faut savoir que, pour faire respecter une telle zone, il faudrait détruire les installations de défense aérienne de Kadhafi. La no fly zone, qui empêcherait Kadhafi de bombarder son peuple, implique donc une intervention militaire qui peut faire des victimes.

Mais le principal argument contre l'escalade militaire est ailleurs. L'intervention de troupes étrangères risque de «déposséder» les opposants de Kadhafi de leur révolution, disent les critiques. La chute éventuelle du dictateur serait attribuée à l'Occident, avec tous les soupçons d'impérialisme que cela suppose. Et avec les exemples de l'Irak et de l'Afghanistan comme épouvantails...

Mais attention, rétorquent les partisans de la riposte militaire: ces deux guerres ont été menées dans un tout autre contexte, et à de tout autres fins. Il ne s'agissait pas de défendre une population contre ses dirigeants, mais plutôt de neutraliser une menace extérieure (qui, dans le cas de l'Irak du moins, avait été montée de toutes pièces).

Selon Kyle Matthews, chercheur à l'Institut d'étude de génocides et de droits de l'homme de Montréal, le cas de la Libye s'apparente plutôt à celui du Kosovo, où l'OTAN avait déclenché une offensive militaire, en 1999, pour protéger la population contre le pouvoir serbe. L'opération avait été controversée. «Mais quelques mois plus tard, les réfugiés kosovars ont pu rentrer chez eux, et le Kosovo vit aujourd'hui relativement en paix.»

C'est d'ailleurs dans la foulée de cette opération que l'ONU avait commencé à explorer un nouveau concept: celui de la «responsabilité de protéger». Et c'est le Canada, qui n'était pas encore le nain international qu'il est devenu depuis, qui avait été chargé de diriger cette réflexion. Celle-ci a abouti à un rapport, puis à un document adopté par l'ONU en 2005.

Ce document, en gros, dit ceci: quand un gouvernement ne protège pas sa population contre des massacres, la communauté internationale a le devoir de prendre le relais. Par des moyens diplomatiques d'abord. Puis, par la force.

Le colonel Kadhafi menace son peuple des pires sévices. Et il a commencé à mettre ses menaces à exécution. Déjà, on parle de 1000 à 6000 morts. L'opposition se radicalise et on fonce tout droit vers la guerre civile.

Avec les dizaines de milliers de réfugiés qui cherchent à fuir le pays, la crise libyenne se répercute sur les pays voisins, dont la Tunisie et l'Égypte, qui n'ont pas encore fini de digérer leurs propres révolutions. Bonjour l'instabilité, dans une région ultrafragile.

Tous les moyens n'ont peut-être pas encore été épuisés pour ramener Kadhafi à la raison. Mais si le tyran de Tripoli continue à massacrer son peuple, tôt ou tard, le monde aura l'occasion de tester le beau principe de la «responsabilité de protéger». Car si on ne le fait pas dans ce cas-ci, c'est qu'on ne le fera jamais.