C'était une belle journée ensoleillée de juin 1985. Les représentants de cinq pays européens - France, Allemagne, Pays-Bas, Luxembourg et Belgique - étaient réunis à bord d'un bateau amarré sur la rivière Moselle, pour signer un traité qui allait abolir progressivement les frontières en Europe.

Un reportage d'époque les montre alors qu'ils quittent le Princesse Marie-Astrid, près de la ville luxembourgeoise de Schengen, où ils viennent de parapher leur accord. Tout le monde sourit. Un homme tient un panneau routier annonçant un poste douanier, barré d'un gros trait. Le soleil qui éclabousse le paysage donne à ce moment historique un caractère lumineux.

Plus d'un quart de siècle plus tard, ce qu'on a appelé «l'espace Schengen» regroupe 25 pays et permet à leurs 400 millions d'habitants ainsi qu'aux étrangers de se promener sans restrictions de la Baltique jusqu'aux Balkans. Mais pour combien de temps encore?

Depuis quelques semaines, le rêve d'une Europe sans frontières a pris pas mal de plomb dans l'aile. Tout a commencé avec l'arrivée en Italie de quelque 30 000 Tunisiens et Libyens à la faveur des mouvements de révolte qui secouent leurs pays respectifs.

Mécontent de devoir gérer seul ce soudain afflux, le gouvernement italien a décidé de jouer un tour à ses voisins. Il a accordé aux nouveaux arrivants un certificat temporaire qui leur permet de voyager librement dans toute l'Europe.

Outrée, la France a réagi en bloquant à l'ancien poste frontalier de Ventimiglia un train qui transportait quelques centaines de Tunisiens. La crise des frontières a même atteint le Danemark, qui a décidé de rétablir ses contrôles douaniers. Pourtant, pas un seul réfugié de cette soudaine vague migratoire ne s'était présenté à sa frontière.

L'affaire a fait des vagues à Bruxelles: après tout, les pays membres de l'espace Schengen ne peuvent pas ériger des frontières comme bon leur semble. Il y a des exceptions. En cas de «menace contre l'ordre public», par exemple. C'est ainsi que des sommets internationaux ont vu la réapparition de postes frontaliers, pour bloquer d'éventuels manifestants.

Mais jusqu'à maintenant, l'immigration n'avait jamais été perçue comme une menace justifiant le retour des frontières. Maintenant, si. Même que, le mois prochain, le Parlement européen doit discuter d'une réforme qui autoriserait le rétablissement des frontières pour freiner de soudaines «vagues humaines».

Pourtant, quoi qu'en disent Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi, l'Europe est loin de faire face à un tsunami! En fait, les 25 000 Tunisiens et 5000 Libyens qui ont frappé à sa porte ne représentent qu'une petite goutte d'eau dans l'océan des déplacements humains. «Quand on les compare à l'ensemble des entrées sur le sol européen, c'est un nombre insignifiant», écrit le Centre pour les études politiques européennes dans une récente analyse.

Les auteurs rappellent que, dans les années 90, pas moins de 400 000 Bosniaques qui fuyaient la guerre avaient trouvé refuge dans des «pays Schengen». Selon eux, les pro-frontières se trompent de menace. Car la véritable urgence est ailleurs: dans ces centaines de milliers de personnes qui ont fui la Libye pour trouver refuge dans les pays voisins, eux-mêmes affaiblis par de toutes récentes révolutions. En voulant rétablir leurs frontières, les Européens se livrent à une «course contre la solidarité», accusent les auteurs du document.

Les pro-frontières se justifient en invoquant le «printemps arabe», qui a lancé des milliers de Nord-Africains sur les routes de l'Europe. Mais ce recul se nourrit aussi de courants politiques bien locaux. Les partis xénophobes et anti-européens ont le vent dans les voiles en France, aux Pays-Bas et dans le monde scandinave.

Si les pays arabes vivent un printemps fait d'ouverture et de déblocages, plusieurs pays européens dérivent vers une saison qui a des allures d'hiver. Un exemple: si le Danemark a décidé de remettre en service ses postes douaniers, c'est surtout pour des raisons de politique interne. Son gouvernement est minoritaire. Et le populiste Parti du peuple danois y a de plus en plus de poids. Or, devinez quoi: ce parti réclamait depuis un bon moment que le Danemark ressuscite ses frontières.

Les Européens «jouent avec le feu», dénonce le politologue Frédéric Mérand, de l'Université de Montréal. «Si les pays rétablissent leurs frontières pour 25 000 immigrants, Schengen n'a plus de sens!»

En attendant de trancher, l'Europe marche sur un fil de fer. «Créer une Europe plus sûre, ça ne signifie pas construire une forteresse», plaide la commissaire européenne Cecilia Malmström. Ça reste à voir.