Le courriel semblait être tombé du ciel dans la boîte aux lettres d'un journaliste de La Presse, un jour de janvier 2007. Hérouxville, un bled perdu qui ne s'était jamais illustré dans les médias, venait d'adopter un code de vie interdisant l'excision, la lapidation et d'autres pratiques qui, de toute évidence, n'étaient pas sur le point de s'abattre sur ses 1300 habitants.

Difficile de passer à côté d'une telle nouvelle au moment même où le Québec entrait à grande vitesse dans le débat sur les accommodements raisonnables. Il y avait déjà eu la décision de la Cour suprême sur le kirpan. Puis l'affaire de la «fenêtre givrée» au YMCA du Parc. La crise était latente. Avec l'absurde code de vie de Hérouxville, elle allait éclater dans toute sa fureur et forcer le gouvernement Charest à intervenir d'urgence en créant la commission Bouchard-Taylor.

Depuis le début, cette initiative du conseil municipal d'une petite communauté où les immigrés ne courent vraiment pas les rues a été interprétée au premier degré, avec une certaine condescendance pour ces types candides qui croyaient devoir se protéger contre tous les lapideurs de la planète. Un documentaire du cinéaste Stefan Nitoslawski montre que nous nous sommes bien fait avoir. En réalité, les instigateurs du code de vie cherchaient un moyen de forcer le gouvernement à agir devant ce qu'ils considéraient comme un grave problème d'accommodements religieux au Québec.

Pas candides pour deux sous, ils ont inventé de toutes pièces un code de vie provocateur qui, prévoyaient-ils, allait faire beaucoup de bruit et forcer Québec à réagir. Quitte à passer pour des nonos...

Leur pari a fonctionné. Le débat sur les accommodements a bel et bien eu lieu, dans tous les recoins du Québec. Quatre ans plus tard, sommes-nous vraiment beaucoup plus avancés? La majorité des recommandations de la Commission ont été discrètement classées au rayon des idées oubliées. La charte de la laïcité se fait toujours attendre. Des montées de lait récurrentes, comme celles occasionnées par la visite d'un groupe de sikhs à l'Assemblée nationale, ou par un crucifix accroché dans une salle de conseil municipal, montrent que les dilemmes religieux sont toujours aussi vifs. Et qu'ils ont toujours le pouvoir de déchaîner les passions.

Au pays des accommodements raisonnables, rien n'aurait donc changé? La question vaut la peine d'être posée au moment où l'un des deux présidents de la Commission, Gérard Bouchard, lance un «symposium sur l'interculturalisme» qui reprend le débat amorcé il y a quatre ans. Mais dans une perspective nouvelle: celle de la majorité.

Gérard Bouchard a-t-il changé son fusil d'épaule depuis la fin de la Commission? «Il se peut que j'aie évolué», a-t-il confié hier, en ajoutant que le mandat même de la Commission l'orientait par définition vers «les plus gros demandeurs d'accommodements, donc les immigrés et les minorités».

Affranchi de son rôle de commissaire, Gérard Bouchard affirme qu'il veut maintenant «rétablir le balancier» en rassurant la majorité. Et en prônant un modèle de coexistence qui ne soit pas une menace pour «la mémoire et l'identité» des Québécois.

Mais la commission Bouchard-Taylor n'avait-elle pas fait ce travail de conviction? «Apparemment, on n'a pas convaincu tout le monde. Il y a toujours des gens qui soutiennent l'idée selon laquelle le pluralisme entraîne un renoncement de la majorité à son identité culturelle.»

Sa démarche crée un malaise. Certains des experts qui participeront aux discussions des prochains jours se demandent où il s'en va au juste. «Il veut affirmer la préséance de la majorité, mais c'est politiquement très maladroit», dit l'anthropologue Micheline Labelle.

La spécialiste des rapports interethniques Marie McAndrew a des réserves sur le recours même à des termes tels que majorité et minorités - comme s'il s'agissait de phénomènes tranchés au couteau, alors que «la réalité est beaucoup plus complexe».

Une autre spécialiste, Annick Germain, trouve que cette approche risque de stigmatiser les immigrés - ce dont on n'a absolument pas besoin à un moment où le discours à leur égard se durcit un peu partout en Occident. Et elle se demande si M. Bouchard ne serait pas en train d'essayer de se «racheter» aux yeux des nationalistes qui l'avaient jugé un peu trop «multiculturel» à leur goût à l'époque de la Commission. Gérard Bouchard s'en défend, mais il reconnaît que, au lendemain de la commission Bouchard-Taylor, certains l'avaient accusé d'avoir trahi ses racines, épisode qu'il a trouvé très douloureux.

Finalement, les petits comiques de Hérouxville ont peut-être gagné à court terme: le débat public a bel et bien eu lieu. Mais, comme on le voit, il est loin d'avoir été vidé...