Il y a un an et demi, le Torontois Issie Lyon a fait le voyage à Washington pour assister à une réunion de J Street - nouveau lobby juif modéré aux États-Unis. Les organisateurs s'attendaient à accueillir 200 ou 300 personnes. Il en est venu 1500.

Lundi prochain, le fonctionnaire à la retraite n'aura pas besoin d'aller aussi loin pour entendre un discours pacifiste sur le Proche-Orient. Ce jour-là, il participera à la première assemblée publique de J Space, un organisme qui souhaite réunir, au Canada, les Juifs qui ne se retrouvent plus dans le discours de leurs organisations officielles.

Issie Lyon est réaliste. Il sait bien que cette première rencontre a peu de chances d'attirer des foules. J Space en est à ses balbutiements. Même son site web n'est pas encore tout à fait au point. Et son réseau ne dépasse pas quelques dizaines de personnes. N'empêche: c'est le signe qu'il y a quelque chose qui bouge dans la communauté juive canadienne. Et que les débats qui ont lieu aux États-Unis et en Europe commencent à faire des vagues chez nous.

Fondé il y a trois ans à Washington, J Street veut faire contrepoids au lobby juif officiel, qui adhère sans le moindre écart à la ligne politique de l'actuel gouvernement israélien. L'organisme fait valoir qu'on peut défendre les intérêts d'Israël tout en critiquant son gouvernement. En fait, il va jusqu'à affirmer que la défense de l'État hébreu passe précisément par la critique de ses dirigeants actuels, qui conduisent le pays à sa perte en multipliant les constructions en Cisjordanie et dans les quartiers arabes de Jérusalem.

Au printemps dernier, J Street a fait sa première «métastase»: des Juifs européens ont lancé un «appel à la raison» dénonçant la colonisation juive en Cisjordanie et critiquant la droite israélienne. Inspirés par l'expérience américaine, ils se sont réunis sous le nom J Call.

L'initiative canadienne va dans le même sens. Et vise à combler le même vide.

«Un nombre significatif de Juifs libéraux, progressistes et pro-israéliens ont le sentiment qu'ils n'ont pas de place dans les débats actuels», dit Issie Lyon, qui agit à titre de porte-parole de J Space. «Quand les médias cherchent à recueillir des réactions de la communauté juive, ils parlent aux organisations officielles, qui trouvent que tout ce que fait Israël est bon. Puis, pour être équitables, les journalistes appellent les militants de gauche qui trouvent qu'Israël fait tout mal», déplore-t-il. Il y a une voix entre ces deux extrêmes. Et c'est celle que veut adopter J Space.

Le nouvel organisme se voit davantage comme un lieu de débat que comme un lobby. Il favorise l'arrêt de la colonisation, mais n'est pas trop sûr de la position à adopter sur d'autres sujets délicats. Faut-il discuter avec le Hamas, l'organisation islamiste qui contrôle la bande de Gaza? Comment réagir le jour où les Palestiniens demanderont à l'ONU de reconnaître leur État, comme ils comptent le faire dans les mois qui viennent? Des comités ont été formés pour débattre de ces questions. Inutile de dire que pour les organisations officielles, comme le Comité Canada-Israël, un dialogue avec le Hamas relève de la pure hérésie.

J Space poursuit un autre objectif: celui d'offrir une solution de rechange au discours antisioniste qui vient de la gauche, explique la travailleuse sociale et écrivaine Nora Gold, qui est l'instigatrice du nouvel organisme. Elle raconte avoir été frappée par le climat anti-israélien qui domine sur les campus universitaires canadiens. Et elle espère pouvoir rejoindre ces militants pour les convaincre que boycotter Israël n'est pas le meilleur moyen de promouvoir la paix, par exemple.

J Space rejoint des gens proches du mouvement israélien Paix Maintenant. Comme le Montréalais Frank Guttman, qui reproche au gouvernement Nétanyahou de bloquer le processus de paix par son intransigeance. «Les organisations officielles de la communauté juive sont forcées de soutenir le gouvernement israélien, nous voulons être la voix de l'opposition», dit-il.

Le nouvel organisme voit le jour dans un contexte particulier. Le gouvernement de Stephen Harper appuie sans réserve la droite israélienne. Ce qui met certains Juifs canadiens mal à l'aise. Parallèlement, les principales organisations juives au Canada ont amorcé un processus de fusion qui ne plaît pas à tout le monde.

Cette fusion, qui devait être officiellement approuvée hier, regroupera sous un même chapeau le Congrès juif canadien, qui défend les intérêts de la minorité juive au Canada, et le Comité Canada-Israël, voué à la défense de l'État hébreu.

Un mariage que plusieurs, dont l'ancien ministre libéral Victor Goldbloom, jugent contre nature. «La promotion des intérêts d'Israël ne joue pas nécessairement en faveur des intérêts de notre communauté», s'inquiète-t-il.

J'ai parlé avec d'autres membres de la communauté juive, qui préfèrent tous rester anonymes, et qui sont tout aussi inquiets. Ils craignent que le nouvel organisme, dont le nom n'a pas encore été trouvé, n'adopte un discours plus conservateur, plus aligné sur la droite israélienne. Et que ce virage ne fasse boomerang et ne vienne saper les efforts de dialogue entre la minorité juive et le reste de la société canadienne.

Celui qui dirigera le nouvel organisme, Shimon Fogel, rejette ces critiques et assure que la fusion entre le Congrès juif canadien et le Comité Canada-Israël répond à un besoin de «consolidation et d'efficacité».

C'est loin de rassurer tout le monde. Plusieurs Juifs canadiens cherchent aujourd'hui une voix plus proche de leurs idées. Comme J Space.

Photo: The New York Times

Les Juifs canadiens qui ne se reconnaissent pas dans le discours de leurs organisations officielles pourront dorénavant se tourner vers J Space, un nouveau groupe modéré qui n'adhère pas strictement au discours du gouvernement d'Israël. Sur la photo, des manifestants devant la Maison-Blanche pendant la rencontre entre Obama et Nétanyahou en mai.