Nous sommes assis sur le trottoir devant le principal point de passage entre Israël et la bande de Gaza: le poste d'Erez. Nous, c'est-à-dire un groupe de journalistes et de travailleurs humanitaires d'organismes comme Action contre la faim ou Terre des hommes.

Il est 10h du matin en Israël et en Cisjordanie, mais seulement 9h à Gaza. Depuis la fin du ramadan, les deux territoires palestiniens n'ont pas la même heure pour des raisons que je n'ai pas réussi à élucider.

Ce n'est pas la seule différence entre Ramallah et Gaza, mais j'y reviendrai dans des reportages qui seront publiés à compter de samedi.

Pour l'instant, nous sommes donc une dizaine d'étrangers retenus devant un poste frontalier appelé check point. La soldate israélienne qui vérifie les papiers au premier point de contrôle nous informe que le poste d'Erez est fermé.

«Pour combien de temps?

-Une heure, peut-être deux.

-Mais pourquoi?

-C'est comme ça.»

Nous sommes assis à l'ombre, à attendre que le passage soit débloqué. Les habitués du trajet se perdent en conjectures. «D'habitude, ils disent que c'est fermé pendant 10 minutes et ça prend 1 heure», avance une humanitaire, qui en déduit qu'on ne sera pas à Gaza de sitôt.

Une journaliste française avance l'hypothèse contraire. «Souvent, «ils» disent que ça va prendre 1 heure, et le poste ouvre au bout de 10 minutes. Il ne faut pas perdre espoir...»

Nous sommes tous accrochés à nos cellulaires, pour avertir ceux qui nous attendent de l'autre côté. Ils attendront, ils sont habitués.

Une fois les messages passés, le temps s'arrête. À un moment, des jeeps militaires arrivent en faisant crisser leurs pneus. Est-ce mauvais signe? Y a-t-il un «incident de sécurité» à Gaza? Chacun échafaude sa théorie. En fait, ce n'est que le changement de la garde.

Quelqu'un reçoit un bout d'information: si le poste est fermé, c'est pour des raisons techniques. Une porte coulissante est défectueuse à l'intérieur du bâtiment aux allures d'aérogare où nous irons montrer patte blanche, le moment venu.

Tout à coup, deux hommes émergent d'une auto, en t-shirt et bermuda, sans valise ni porte-documents à roulettes. C'est comme s'ils venaient de tomber de la Lune.

«C'est par là, Gaza?», demande l'un d'eux.

Quand ils apprennent que le passage est fermé, ils n'en reviennent pas. «Mais pourquoi?»

Là, tout le monde éclate de rire: il est fermé parce que, c'est tout. Nos deux hurluberlus ne sont jamais venus ici. Ce sont, en fait, deux touristes espagnols. Ils ont «fait» Petra, en Jordanie, Eilat, Jérusalem, et maintenant ils vont à Gaza.

Mais qu'est-ce qu'ils vont donc faire là? «Selon notre guide de voyage, il y a de belles plages...»

En effet, la bande de Gaza, c'est 42 km de mer sublime. Ce que le guide de voyage ne dit pas, c'est que la plage n'est pas toujours très fréquentable: à divers endroits, les égouts se déversent directement dans la Méditerranée, dégageant les effluves que vous pouvez imaginer.

Nos deux Espagnols ont de la peine à comprendre pourquoi leur présence, à cet endroit précis, soulève une telle hilarité. Ils n'ont aucune autorisation israélienne et ne pourront sûrement pas entrer à Gaza.

«Mais pourquoi? s'étonnent-ils.

-Allez demander au guichet, vous verrez ce qu'on vous répondra.»

En attendant, l'un des deux gars décide d'aller chercher une bière dans l'auto. Il revient avec une bouteille de Carlsberg et en offre à la ronde.

Nouvelle explosion de rires. Nous leur expliquons qu'ils ont intérêt à vider leur bouteille tout de suite. Dans la bande de Gaza, dirigée par les islamistes du Hamas, l'alcool n'est pas vraiment indiqué.

Finalement, le passage s'ouvre. Les deux Espagnols décident de tenter leur chance. Ils lancent une dernière question: «Il y a des bus, de l'autre côté?»

Leur ton léger est surréaliste, mais en même temps, leurs questions naïves soulignent à quel point cette situation, à laquelle tout le monde s'est habitué, est anormale. Je ne les reverrai plus...

Quelques centaines de mètres et deux contrôles plus loin, je rejoins ma traductrice, Faten. Quand elle entend l'histoire des deux Espagnols, elle éclate de rire.

Un peu plus tard, quand nous roulons vers le sud le long de cette mer qui, en d'autres temps, pourrait devenir une destination touristique de premier choix, Faten me dit: «Tu sais quoi? Je pense que je n'ai jamais vu de touriste de ma vie.»

Elle a 30 ans. De toute sa vie, elle n'est jamais sortie de la bande de Gaza. Même pas pour aller en Cisjordanie. Et il y a longtemps que les touristes ne mettent plus les pieds dans son bout de pays, encerclé de murs et de barbelés.

Puis, sans insister, elle a cette réflexion: «De toute façon, Gaza, ce n'est pas pour le tourisme. C'est pour la guerre, la destruction...»

Elle le dit sans se plaindre ni protester. C'est un simple constat, c'est tout.