Il est rare qu'un chef d'État entreprenne de réformer de fond en comble le système politique qui l'a porté pouvoir. Quand c'est le cas, c'est généralement parce qu'il n'a plus vraiment le choix. Parce que ce système ne tient plus la route.

C'est parce que l'Union soviétique n'était plus économiquement viable que l'ex-président Mikhaïl Gorbatchev avait lancé ses transformations des années 80, articulées autour de deux mots: perestroïka (réforme) et glasnost (transparence.)

Dans le long discours qu'il a prononcé hier au Palais des congrès de Montréal, le dernier président de l'URSS a rappelé qu'à la même époque, ce sont des raisons économiques qui l'avaient aussi motivé à discuter de désarmement avec son homologue Ronald Reagan. C'est que l'Union soviétique consacrait des «ressources énormes» au maintien de son arsenal nucléaire. Au milieu des années 80, elle n'en avait tout simplement plus les moyens. La pression financière était devenue insoutenable.

De fil en aiguille, on en est arrivé aux premiers traités de désarmement nucléaire. Puis, à la fin de la guerre froide. Et à l'effondrement du système soviétique, qui n'était carrément plus viable.

C'est un peu ironique de voir Mikhaïl Gorbatchev dénoncer les dérapages du capitalisme, exactement deux décennies après que le monde eut célébré la chute de l'empire communiste.

«L'autre système», celui qui semblait être sorti victorieux de la guerre froide, est aujourd'hui plongé dans une crise sans précédent, martèle-t-il dans la série de conférences qui l'a fait passer en coup de vent par Montréal, hier. Il en profite pour dénoncer la course effrénée à la consommation, les dérives de l'économie de marché, les profits faramineux des élites financières, l'indifférence face à la destruction de l'environnement.

Il s'étonne surtout de la surdité des élites économiques qui n'ont pas tiré les leçons de la crise. «Ils reçoivent les mêmes bonis qu'avant, comme si rien ne s'était passé!»

Les protestations sociales qui se propagent ces jours-ci en Europe et en Amérique du Nord expriment un mécontentement «légitime», selon Gorbatchev. Qui lance cet avertissement: les turbulences que traversent aujourd'hui les pays industrialisés ne constituent pas une de ces crises sporadiques qui font quelques vagues avant de s'en aller. «C'est une crise de système.»

Faut dire que l'homme sait de quoi il parle. Quand il avait entrepris ses réformes, Gorbatchev n'avait pas prévu jusqu'où elles l'entraîneraient. Il avait laissé s'effondrer le mur de Berlin sans sourciller. Au départ, il voulait améliorer le système communiste, pas le jeter par-dessus bord. C'est pourtant ce qui a fini par se produire. Sans doute a-t-il fait trop peu, trop tard. En tout cas, il a vite été dépassé par les événements. Et surtout, il n'avait pas prévu que son propre pays se désagrégerait à son tour.

À 80 ans, Mikhaïl Gorbatchev est un vieux monsieur un peu fatigué. Une partie de son discours d'hier nous a fait replonger dans une époque révolue, celle où le seul fait que Washington et Moscou se parlent tenait d'une révolution diplomatique mondiale. Ronald Reagan avait vu chez Gorbatchev un «bolchévique pur et dur.» Gorbatchev lui-même avait d'abord perçu le président Reagan comme un «dinosaure.» Souvenirs sympathiques et un peu surannés.

Et pourtant, même ces réminiscences ont des accents d'actualité. Le désarmement a beau avoir été négocié surtout pour des raisons de politique intérieure, il n'a été possible, selon Gorbatchev, que parce que deux chefs d'État se sont demandé un jour: «Mais où avons-nous donc conduit nos pays?»

Où donc, justement? Les leaders contemporains qui se posent cette question ne courent malheureusement pas la planète. «Il y a une crise globale de leadership», dénonce Gorbatchev, qui appelle les dirigeants contemporains à prêter oreille aux voix qui protestent contre les excès de Wall Street et qui refusent de «porter le poids» d'une crise qu'ils n'ont pas causée.

Mikhaïl Gorbatchev a joué un rôle phénoménal dans l'histoire des dernières décennies. Détesté par les Russes, de plus en plus oublié ailleurs, il risque de devenir un des grands leaders les plus injustement traités par l'Histoire. Pourtant, 20 ans après la chute de l'URSS, face à une crise qui exigera plus que quelques petites réformettes, l'Occident aurait bien besoin de son propre Gorbatchev.