La première personne que j'ai vue lundi en arrivant au campement des indignés montréalais, c'est un homme furieux parce que ses affaires avaient été déplacées pendant qu'on faisait le ménage de la «place du Peuple», pour répondre aux exigences du service des incendies de Montréal.

Enfin, c'est ce que j'ai cru comprendre alors qu'il tournait comme un lion en cage en fulminant. «Vous êtes trop occupés pour avoir du crisse de respect, j'avais tous mes papiers là-dedans», a-t-il hurlé.

«C'est monsieur Jean, il est très fragile en ce moment», m'a expliqué un habitué du square Victoria, un grand gaillard prénommé Vincent qui passe toutes ses nuits avec les indignés. Et qui dit intervenir en tant que «modérateur» quand les choses dérapent. «Il y a beaucoup de psychiatrisés, ici, et il y en a qui ne sont pas paisibles.»

Si je me fie à un autre habitué des lieux, l'infirmier spécialisé en psychiatrie Stéphane Marceau, l'expression «pas paisibles» est un bel euphémisme pour décrire un lieu où les sans-abri, les toxicomanes et les personnes souffrant de graves problèmes de santé mentale sont désormais plus nombreux que les émules d'Occupy Wall Street. Selon lui, quelques dizaines de sans-abri gravitent autour du square, dont environ cinq ou six personnages «très dangereux».

«Certains d'entre eux sont très violents, il y a eu des menaces de mort, des coups, des batailles.»

Stéphane Marceau a passé plusieurs nuits au square Victoria, à tenter d'apaiser des crises de psychose ou des délires éthyliques, mais il n'a pas l'autorité d'intervenir pour envoyer ces «patients» à l'hôpital. Et quand la police s'en occupe, ceux-ci sont relâchés le lendemain. «Ils reviennent ici, avec des exactos ou des lames de rasoir.»

On a beau juger que tout ça, c'est la faute de la désinstitutionnalisation, n'empêche que les indignés montréalais foncent tout droit vers un mur. Malgré toute leur bonne volonté, le noyau de manifestants originaux est aujourd'hui complètement dépassé par une situation qu'il est incapable de maîtriser. Avec le froid qui s'installe en ville, le square Victoria est désormais un champ de grenades dégoupillées. C'est un lieu en attente d'une catastrophe.

Les indignés montréalais le savent, mais ils étaient un peu piégés. Piégés par la démocratie directe qui leur interdit d'imposer des décisions. Piégés aussi par la Ville de Montréal, qui a mis beaucoup de temps avant de leur demander de partir.

Cette invitation est finalement tombée lundi. Les indignés devraient en profiter pour plier bagage. Ce ne serait pas, de leur part, le signe d'une honteuse compromission, mais plutôt un gage de maturité. Les protestataires du square Victoria n'ont pas les ressources nécessaires pour gérer les passagers lourds qui sont montés dans leur wagon. S'ils restent, ils risquent de se retrouver, tôt ou tard, avec des morts sur les bras.

De toute façon, un peu partout, y compris à New York, la vague Occupy Wall Street est en train de changer de cap et de remettre l'occupation à l'arrière-plan. Au point qu'à New York, certaines voix indignées estiment que la police a rendu un grand service au mouvement en l'évinçant du parc Zuccotti. Depuis quelque temps, les médias n'en avaient que pour l'insécurité et les dérapages de plus en plus fréquents sur les places publiques occupées. Tandis que la dénonciation des injustices et des inégalités passait de plus en plus sous le radar.

«L'agression policière illégitime nous a permis de retrouver du soutien populaire», dit Michael Levitin, responsable de l'Occupy Wall Street Journal, qui a publié son cinquième numéro hier.

Ce que le journaliste ne dit pas, c'est que ce déploiement de force a aussi débarrassé les protestataires d'un fardeau de plus en plus difficile à porter. Car cette occupation symbolique était en train de se retourner contre les manifestants. Et de plus en plus de gens sentaient que «le message devait dépasser l'occupation». Michael Levitin résume le virage en cours par cette phrase lapidaire: «Après tout, nous ne sommes pas sortis dans la rue pour faire une démonstration de camping!»

Un peu partout, et surtout là où l'hiver rend le camping urbain difficile et périlleux, les indignés nord-américains déménagent peu à peu dans des lieux plus chauds. Selon Michael Levitin, des centaines de groupes ont déjà envahi les cafés et d'autres lieux intérieurs pour repenser leur action qui, dans sa forme actuelle, a atteint ses limites.