L'histoire qui suit aurait pu se terminer très mal. Elle s'est passée dans une noce célébrée dans la communauté turque aux Pays-Bas, où un invité s'est permis des commentaires désobligeants à l'endroit de la jeune mariée. Ne ménageant pas les épithètes, il est allé jusqu'à la traiter de putain.

Ce n'est pas une chose à faire dans quelque noce que ce soit, mais dans un mariage turc, devant des témoins, c'est franchement une très mauvaise idée. L'affaire a fait jaser. La rumeur a enflé. Et l'invité imprudent a commencé à craindre pour sa vie.

On imagine mal des policiers canadiens se mettre dans tous leurs états devant une intrigue aussi mince... Pourtant, aux Pays-Bas, notre homme a eu droit à tous les égards. Dirigé vers le service des «crimes d'honneur» du service de police, il n'a pas eu besoin de parler longtemps pour que tous les voyants rouges se mettent à clignoter.

Ce qui était particulièrement délicat dans son cas, c'est que son affront à la mariée avait fait le tour de sa communauté. Plus les gens en parlaient, plus l'honneur de la famille était entaché. La police a conclu qu'il s'agissait d'une situation à haut risque, exigeant une intervention.

«Une des premières questions que nous posons aux gens qui se sentent menacés, c'est: qui est au courant de votre secret?», explique l'anthropologue Janine Janssen, directrice du service de recherche au Centre national sur la violence liée à l'honneur, à La Haye.

Rattaché à la police, l'organisme traite les cas de violence les plus complexes - les autres sont laissés aux services policiers locaux. Le centre est né il y a trois ans, après une décennie de débats et tâtonnements.

Tout a commencé en 1999, quand Kezban Vural, 29 ans, fraîchement divorcée, a été abattue en plein jour par son ex-mari, «déshonoré» par ses nouvelles fréquentations.

Ce meurtre a causé un électrochoc. Des amis ont mis sur pied une ONG destinée à prévenir la violence dans les familles immigrantes. De fil en aiguille, on a abouti à ce que la spécialiste canadienne Anna Korteweg, qui a signé récemment un rapport sur le sujet pour l'ONU, décrit comme le modèle le plus intéressant en matière de prévention de crimes d'honneur.

Selon ce modèle, la police doit suivre une démarche particulière devant cette forme de violence. «Quand il y a une plainte, nous avons une liste d'informations à vérifier, explique Janine Janssen. Pourquoi la personne a-t-elle peur? Quel est son statut social? Quelles sont les personnes influentes dans sa famille?»

Les «policiers de l'honneur» doivent aussi décortiquer les enjeux qui se profilent derrière les questions d'honneur. Parfois, ce sont des questions d'argent. Un petit commerçant peut craindre de perdre sa clientèle si sa fille a une mauvaise réputation, par exemple.

«Il faut comprendre ce qui est arrivé, cela ne signifie pas pour autant qu'on légitime la violence, mais plutôt qu'on pourra essayer de proposer une solution acceptable pour tous», dit Janine Janssen.

Son institut traite un demi-millier d'histoires d'honneur par an. Dans 60% des cas, celles-ci surviennent dans la communauté turque. Le plus souvent, il ne s'agit que de menaces. Mais chaque année, une quinzaine de personnes meurent pour l'honneur. Parfois, par suicide.

Et alors, est-ce que le modèle néerlandais marche? Question sans réponse. En fait, le nombre de cas signalés au Centre sur la violence des crimes d'honneur augmente. Mais c'est probablement une bonne nouvelle: c'est signe que les victimes potentielles savent où s'adresser et ne craignent pas de le faire.

Et puis, il n'y a pas que la réponse policière: le Centre donne de la formation dans les écoles, dans les refuges pour femmes. Partout, le même message. La violence doit être mise dans son contexte culturel. Pas pour être banalisée. Mais pour être mieux comprise. Et donc, plus facile à combattre.

Les crimes d'honneur ont entraîné d'autres réactions dans d'autres pays d'immigration. Dans son étude, Anna Korteweg s'est penchée sur le cas de l'Allemagne, où cette violence particulière a plutôt conduit à stigmatiser les immigrants. Et celui de la Grande-Bretagne, à cheval entre les modèles allemand et néerlandais. Mais dans ces trois pays, des crimes commis au nom de l'honneur ont été identifiés comme tels. Et ont soulevé un débat public... qui reste terriblement absent au Canada.

Jusqu'à maintenant, la justice canadienne a traité les crimes d'honneur comme n'importe quel autre crime. Ça correspond d'ailleurs, selon Anna Korteweg, au souhait des associations de femmes immigrantes, qui craignent qu'en reconnaissant l'existence de crimes d'honneur, on ne finisse par les banaliser.

Mais cette approche indifférenciée est aussi un piège. «C'est admirable de vouloir traiter toutes les communautés de la même façon, mais quand elles ont une façon très particulière de voir le monde, ça devient un problème», dit Anna Korteweg. Problème parce que la police, les travailleurs sociaux ou les enseignants ignorent comment détecter les situations dangereuses. Et le cas échéant, ils ne savent pas quoi faire.

À méditer en suivant le procès Shafia, qui nous forcera peut-être à cesser de jouer à l'autruche en faisant comme si les crimes d'honneur n'existaient pas.