Après la dernière guerre mondiale, certains pays, comme le Paraguay, sont devenus des terres d'asile pour les nazis en fuite. Le Canada est-il en train de devenir un Paraguay du nord?

C'est la question qu'on peut se poser quand on regarde l'affaire Léon Mugesera. On accuse ce linguiste, formé dans nos universités, d'avoir joué un rôle au Rwanda dans le processus qui a mené au pire génocide de la deuxième moitié du XXe siècle. Revenu ici comme réfugié, il a réussi, depuis 1995, à résister à tous les efforts pour le remettre à la justice de son pays.

Je n'ai pas utilisé les termes habituels du vocabulaire judiciaire - «suspect», «présumé génocidaire». Le résidant de Ste-Foy n'est pas un homme arbitrairement accusé par un pays africain. Son cas a été scruté à la loupe par le système judiciaire canadien, y compris par la Cour suprême.

M. Mugesera n'a pas participé aux massacres de 1994 qui ont fait un million de morts, surtout dans l'ethnie tutsi. Son intervention date plutôt de 1992, dans un discours qu'il a prononcé comme membre d'un parti hutu radical. Ce discours était franchement nauséabond. Mais a-t-il contribué à susciter la haine, à appeler au meurtre et à préparer le génocide des Tutsis? Tout le débat de droit a porté sur l'interprétation de ce discours.

Les instances du ministère de l'Immigration avaient conclu à sa responsabilité criminelle et voulaient l'expulser. Mais M. Mugesera a obtenu une décision favorable en Cour d'appel fédérale. Et c'est ce jugement que la Cour suprême a renversé à l'unanimité, de façon très catégorique. L'analyse du plus haut tribunal est accablante. Elle conclut que les accusations d'incitation à la haine, au meurtre, au génocide sont fondées «selon la prépondérance des probabilités», et qu'il y a des motifs raisonnables de penser que M. Mugesera a commis un crime contre l'humanité.

C'était en 2005. Qu'est-ce qu'il fait encore ici? Nous avons des frontières poreuses, avec l'effet pervers que les portes sont autant ouvertes aux bourreaux qu'aux victimes. Ensuite, le Canada manifeste un certain désarroi pour trancher dans des débats politiques de pays que l'on comprend mal. Le tout dans un cadre judiciaire généreux, dont M. Mugesera a pu profiter au maximum, d'un recours et d'un délai à l'autre. Notamment, depuis 2005, en invoquant le risque qu'il courait s'il retournait au Rwanda.

Ajoutez à cela un facteur humain. M. Mugesera dispose d'appuis. D'abord, d'une partie de la communauté rwandaise, celle qui était dans le même camp que lui. Ensuite, son milieu, comme dans la plupart des cas d'expulsion de réfugiés. M. Mugesera a une épouse, des enfants, il est bon chrétien. Il a même chanté dans une chorale à la cathédrale de Québec pour célébrer la fondation de la ville.

Il pouvait compter sur des appuis plus troublants. Son avocat, Guy Bertrand, symbole d'une certaine sous-culture de la capitale, s'est fait son défenseur passionné, et est même allé jusqu'à accuser la Cour suprême d'être infiltrée par les juifs, ce qui lui a valu une réprimande du Barreau. Il a aussi été soutenu par certains milieux nationalistes radicaux, notamment le pamphlétaire bien connu Robin Philpot, qui défendait encore M. Mugesera cette semaine sur le site nationaliste vigile.net .

Les avocats de M. Mugesera comptaient sur un dernier recours, un comité de l'ONU sur la torture qui a accepté de revoir le dossier. Le gouvernement Harper a néanmoins l'intention de l'expulser dès que possible. Cette précipitation n'était pas nécessaire. On n'en est plus à quelques mois près. Ce qui compte, c'est moins la rapidité du processus que la fermeté des intentions envers ceux qui ont commis des crimes contre l'humanité.