Parfois, j'envie ceux qui ont moins de cinq écrivains dans leur firmament. Ou qui sont installés dans un siècle à demeure. Je les imagine se mouvoir dans le monde vêtus d'habits seyants, privilégiant un style qui les définit totalement. Quand on lit de tout, peut-on se perdre dans ce tout, comme dans un vêtement trop grand?

Il me semble que les lecteurs boulimiques sont à risque de subir le syndrome de Zelig. Vous savez, ce personnage de Woody Allen, caméléon, qui prend les couleurs et les idées de son interlocuteur? Je me sens souvent comme Zelig quand je prends un bain de foule d'écrivains. Quand je mêle la lecture pour le travail, la lecture pour être au courant, la lecture pour suivre la mode, la lecture pour parfaire ma culture et la lecture pour mon plaisir. Par exemple, pendant un bout de temps, je ne jure que par les contemporains, voulant sauter dans le train en marche, en me disant que de toute façon, ils sont la somme des autres; à d'autres moments, j'aurais envie de fuir loin de la société à la campagne, tourner le dos au monde et à ses bruits, pour ne me consacrer qu'aux chefs-d'oeuvre, puisque «tout a déjà été écrit». J.R.R. Tolkien considérait d'ailleurs que la littérature, la vraie, s'était arrêtée en l'an 1000...

Et puis, il y a cette nouvelle étude de chercheurs, annoncée dans Le Monde, qui soutient que «la littérature complexe développe nos capacités d'abstractions». «Nous partons du principe qu'il y a une différence entre la lecture d'auteurs comme Marcel Proust ou Henri James et celle d'un journal, qu'il existe un bénéfice cognitif à lire de la littérature complexe», dit l'écrivain Michel Holquist, directeur de cette recherche. Pourquoi s'abîmer en lectures simplistes, alors? Voilà qui donne une bonne excuse pour être élitiste: «C'est pour ma santé cognitive!»

Ah! Comme le quotidien de celui qui lit toujours les mêmes écrivains doit être rassurant! Il a trouvé son monde, ses amis, ses convictions, et chaque fois qu'il ouvre un livre, c'est pour rentrer chez lui, assuré d'être tous les jours en bonne compagnie.

Est-ce que l'esprit ou la personnalité se désagrège à force de dispersions? Le Zelig littéraire, s'il passe trop de temps chez les souffreteux, les âmes sombres et les dépressifs, le devient. S'il fréquente trop longtemps les décadents et les bohèmes, cela peut représenter un danger pour sa santé, plus particulièrement pour son foie. S'il s'en tient aux romantiques, il sera incapable de survivre dans la jungle amoureuse d'aujourd'hui. S'il se jette trop passionnément dans la pensée d'un philosophe, il peut devenir infréquentable, surtout s'il estime être un Surhomme. S'il fait tout cela en quelques années, il aura de la difficulté à se supporter lui-même. Le mimétisme est une forme d'hommage tout autant qu'une faiblesse. C'est parce qu'on ne sait pas vraiment qui on est qu'on veut devenir quelqu'un d'autre. Alors que faire de la sentence «deviens qui tu es» ?

Lire, qu'on le veuille ou pas, nous transforme. Sinon, cette activité n'aurait aucun intérêt. Les livres qui ne nous transforment pas sont précisément ceux qu'on oublie, ce qui nous renvoie au vide de ces heures perdues à les lire pour rien. Mais s'ils nous transforment, peuvent-ils aussi nous déformer?

Ce signet est d'ailleurs le fruit d'une période de dispersion et, pour paraphraser Borges, je ne sais trop qui a écrit ces lignes...