Vous arrive-t-il d'être affecté par la multiplication de lectures qui frappent sur le même clou? Comme si, par un étrange hasard, les écrivains alimentaient vos interrogations les plus tourmentées? En lisant coup sur coup La carte et le territoire de Houellebecq et Suites impériales de Bret Easton Ellis (on les associe souvent, d'ailleurs), et même Nicolas Langelier (Réussir son hypermodernité...) et Bertrand Gervais (Comme dans un film des frères Coen), tous en train de creuser dans les sillons de la modernité aliénante, de la consommation effrénée, du vieillissement, de la défaite sexuelle ou amoureuse, de la solitude et de la mort, du refus ou de l'impossibilité d'être père -prise de conscience qui arrive souvent avec la mort du père, c'est fou comme la mort du père est obsédante dans la littérature ces derniers temps- je me dis qu'il est temps que je lise une femme. Et soudain, je me souviens, il y a un an jour pour jour, du suicide de Nelly Arcan, le 24 septembre...

Je ne sais pas pourquoi les écrivains misanthropes m'ont toujours inspiré confiance, et ce, malgré la lecture des Professeurs de désespoir de Nancy Huston, qui les dénonce d'intéressante façon. Mais qui n'a jamais vraiment réussi à me convaincre qu'ils avaient entièrement tort d'être déçus de leurs prochains. Parce qu'ils sont avant tout déçus d'eux-mêmes, ce que nous finissons tous par connaître un jour. Sous les attaques féroces des misanthropes contre les travers humains, il y a une haine de soi déguisée en panache, et une profonde blessure, presque enfantine, de ne pouvoir rejoindre véritablement l'autre. Comme de fiers athées gueulards qui souffrent en silence de l'absence de Dieu, pendant que les autres se disent croyants pour ne pas avoir à y penser. Mais Dieu, aujourd'hui, c'est le marché, et il est vraiment partout...

Ils ont raté la vie en commun, et ils en veulent à ceux qui la vivent, parce qu'un être humain est avant tout un être social. Mais, comme l'écrit Houellebecq, peut-être le plus virulent des misanthropes, dans La carte et le territoire, «au sein d'une espèce sociale l'individualité n'est guère qu'une fiction brève». Quel aveu de défaite pour qui cultive son individualité, au fond! Il a beau se planquer, il fait quand même partie de l'espèce. «Toutes les théories de la liberté, de Gide à Sartre, ne sont que des immoralismes conçus par des célibataires irresponsables. Comme moi», dit le personnage Houellebecq (car il se met en scène dans son roman), citation qui arrive juste après la scène d'un enfant en crise qui épuise ses parents. Enfant qualifié de «vicieuse petite charogne»...

Tous les personnages de La carte et le territoire sont sans enfant. Deux d'entre eux préfèrent les chiens. Plusieurs pages sur les qualités du bichon bolonais selon le policier responsable de l'enquête sur l'assassinat de Houellebecq -le personnage. Tellement massacré qu'on a déposé ses restes dans un cercueil d'enfant, lui qui a d'ailleurs racheté la maison de son enfance pour la retrouver. Image parfaitement horrifiante du roman. C'est à se demander s'il ne fait pas exprès pour énerver Huston, puisqu'il fait partie de ses épinglés du désespoir.

Dans toutes ces mises en abyme, de la forme comme du fond, je finis par craindre de me dissoudre dans ces fictions comme dans un bain d'acide. Mais ce serait oublier que ce que nous rappellent ces écrivains est avant tout notre propension à «fictionnaliser» le réel et nos motivations comme des concepteurs de publicité. On croit sombrer avec eux, alors qu'on se réveille péniblement d'un cauchemar, au fond.