Pierre Bayard, l'un des essayistes les plus originaux des dernières années en France, se tient très loin des discours indignés ou pessimistes. C'est lui qui nous a appris comment améliorer les oeuvres ratées, qui s'est demandé si l'on pouvait appliquer la littérature à la psychanalyse, qui nous a montré comment parler des livres qu'on n'a pas lus et prouvé que plusieurs écrivains du passé ont plagié les écrivains contemporains.

Chaque fois, on croit à une blague, à une lecture de détente. Et chaque fois, on se laisse séduire par les théories de Bayard, dont les fondements sont très sérieux. En fait, l'essayiste insuffle un peu de création dans la théorie, plutôt que théoriser sur la création, ce qui nous fait respirer un peu.

Dans son dernier livre, publié aux Éditions de Minuit, il pose la question: «Et si les oeuvres changeaient d'auteurs?» Après tout, «à la notable exception du pseudonyme et des mensonges biographiques, qui constituent des interventions courantes des écrivains sur eux-mêmes, le champ immense des transformations d'auteurs n'a été que peu exploré». En effet... ou effet du droit d'auteur?

À la différence de Barthes, qui nous annonçait la mort de l'auteur pour nous inciter à nous concentrer sur le sens interne et autonome du texte, Bayard propose d'en multiplier les interprétations par la réattribution des oeuvres à d'autres auteurs. Il réussit à nous convaincre par ses courts essais sur L'odyssée, écrite par une écrivaine grecque, le Hamlet d'Eward de Vere, le Dom Juan de Corneille, Gros-Câlin d'Émile Ajar (!), Autant en emporte le vent de Léon Tolstoï ou L'éthique de Sigmund Freud, par exemple.

C'est que pour lui, «tout nom d'auteur est un roman». Parce que tout lecteur se construit un Shakespeare, un Camus ou un Homère imaginaire, sans avoir jamais connu personnellement l'écrivain, auquel, de toute façon, personne n'a accès intimement. D'ailleurs, écrit Bayard, «nous ne lisons pas de la même manière une oeuvre ou ne regardons pas de la même manière un tableau selon l'importance du créateur auquel ils sont attribués». Ça, nous le savons tous, particulièrement dans certains cercles mondains. Mais quel enfermement!

Le «desserrement» est possible, selon Bayard, «dès lors que l'on prend conscience que le remplacement d'un auteur par un autre ne consiste pas à substituer un auteur imaginaire à un auteur réel, mais à remplacer un auteur imaginaire par un autre auteur imaginaire, avec cet espoir d'intervenir, non pas sur le texte matériel lui-même, mais sur cette part mouvante de rêverie qui en accompagne la lecture et qui s'appelle l'auteur.» L'essayiste convient que sa proposition pourrait en choquer plus d'un, notamment ceux qui protègent farouchement la version officielle de l'auteur établie en haut lieu - version officielle, mais imaginaire quand même! Cela n'étouffe pas seulement notre lecture des oeuvres, cela donne aussi de très mauvais films biographiques, qu'on a envie d'ajouter.

Appliquée à la littérature québécoise, la «réattribution» pourrait tout autant faire son effet. Et encore, la nationalité de l'auteur réduit un peu trop les horizons. «Car si l'auteur imaginaire garde les traits d'une époque ou d'un lieu, note Bayard, il porte aussi en lui les marques de la personnalité de chaque lecteur, lequel invente une image de l'autre qui est d'abord, directe ou inversée, la sienne propre. De la sorte, la pratique du changement d'auteur incite à réfléchir sur notre présence subjective au coeur des oeuvres que nous rencontrons.»

On a trouvé absurde qu'un jour on puisse penser que la comédienne Luce Guilbeault se cachait derrière le pseudonyme de Réjean Ducharme. Mais quelles perspectives d'interprétations fascinantes une telle découverte pouvait produire! Les héroïnes de l'oeuvre de Guilbeault sont si fortes, elle qui savait choisir ses rôles, souvent de filles incapables de se satisfaire du monde des hommes, et jugées pour cela. Le repli sur l'enfance dans cette oeuvre, qu'on lui a souvent reproché, n'était peut-être au fond qu'une façon d'exprimer, hors des discours féministes de l'époque, l'infantilisation de la femme et sa peur d'accéder au monde des hommes.

L'exercice mérite notre attention. Nous pourrions ainsi analyser différemment Le vrai monde, pièce de Victor-Lévy Beaulieu, Prochain épisode de Franz Kafka ou Les chambres de bois de Colette....