Aucune drogue n'est «mauvaise», c'est l'humain qui l'est et il ne sait jamais laquelle lui révélera ses failles les plus intimes. J'aborde avec la même philosophie toutes les technologies que j'ai vues déferler en une trentaine d'années. Contre le progrès? Jamais. Contre moi? Tout le temps. On m'a prêté l'iPad. J'ai aimé l'iPad. Je me suis moins aimée en l'aimant.

Pendant plusieurs jours, j'ai sombré dans son univers sous prétexte de l'explorer afin de mieux «cerner l'avenir des médias». Belle excuse. Au bout du compte, mes dépendances ordinaires ont été confortées, puisqu'elles pouvaient être trimballées de mon divan à mon lit. Si bien que mon amoureux, jaloux de voir mes doigts flatter inlassablement l'écran, a fini par me dire: «Tu ne m'as jamais caressé aussi longtemps que ton iPad.»

C'est dur à entendre quand on est rendu au niveau 19 du chapitre 3 d'Angry Birds. On pense à Lamartine: objets inanimés, avez-vous donc une âme, qui s'attache à notre âme et à la force d'aimer?

Pour la forme, il fallait bien aller voir ce que l'iPad offre à la littérature. Après tout, on annonce une révolution dans le monde du livre. Il ne faut pas beaucoup de clics pour se rendre compte que les francophones sont en retard sur les anglophones dans la course au livre numérique.

Avec l'application Kobo, on vous introduit gentiment avec des classiques comme Pride & Prejudice de Jane Austen ou Dracula de Bram Stoker, mais dès la première page, des icônes vous proposent de partager la découverte des lieux du roman sur Facebook, d'adhérer à un club de lecture, etc. Ce n'est pas tant le livre «traditionnel» qui est ici touché que la lecture «traditionnelle».

Devant les propositions innombrables de l'iPad, on devient hyperactif, sautant d'une photo, à une vidéo, à un texte (pas trop long, les doigts nous démangent), à un jeu, à Twitter, à Facebook, aux courriels, et plus encore. Lire un livre est un peu trop statique et ordinaire pour l'instant, en comparaison de la dimension ludique de ce magnifique jouet. Voilà sûrement pourquoi on veut ajouter de l'interactivité à la lecture, afin de supporter la compétition. Doit-on s'en inquiéter? Ou est-ce le début d'une nouvelle ère de la lecture?

Je suis peut-être de la dernière génération qui a connu ce qu'était lire sans être court-circuitée par des icônes et le bip du courriel auquel j'ai de la difficulté à résister. Lire sur iPad, je n'ai rien contre, c'est même agréable, mais c'est l'environnement qui entoure cette lecture qui est troublante, quand on est habitué à fermer l'ordinateur pour plonger dans un livre, sans partage de l'espace. Jusqu'à présent, j'ai résisté à toutes les distractions dans ma vocation de lectrice, mais pour combien de temps encore?

Par le fonds Gutenberg, j'ai téléchargé un court texte de Diderot que je ne connaissais pas. Sorte de clin d'oeil au créateur de l'Encyclopédie qui n'aurait peut-être pas dédaigné Wikipédia et l'iPad. Il s'agit de Regrets sur ma vieille robe de chambre qu'il a écrit de façon ironique après qu'une fan, touchée par sa misère, lui a offert de nouveaux meubles et de nouveaux vêtements. Il se plaint comiquement. «À présent, j'ai l'air d'un riche fainéant: on ne sait qui je suis. (...) J'étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre; je suis devenu l'esclave de la nouvelle.»

C'est un peu comme ça que je me sens après mon expérience: j'étais le maître absolu de ma bibliothèque, je suis devenue l'esclave de mon nouveau iPad. Diderot conseille: «Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l'atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises; l'opulence a sa gêne.» Ce n'est pas encore l'heure de défaire les bibliothèques IKEA.

«Mon luxe est de fraîche date et le poison n'a pas encore agi. Mais avec le temps, qui sait ce qui peut arriver?»

En effet, qui sait?