Oui, bien sûr, ça parle de cul, Le déclin de l'empire américain, dont on a souligné en grandes pompes le 25e anniversaire cette semaine. Sauf que la grande audace du film de Denys Arcand n'a jamais été d'aborder le sexe, mais de l'aborder du point de vue d'intellectuels. Le mélange des deux a tout simplement été explosif, et les détonations se font encore entendre un quart de siècle plus tard. Ce sont ceux qui parlent qui font toute la différence. L'éclatement du couple, la perte des valeurs, la dérive du sens, cela était vécu non pas dans un appartement miteux d'Hochelaga-Maisonneuve, mais dans un chic chalet des Cantons-de-l'Est. Et Arcand, assez coquin, n'a pas demandé à Dominique Michel, reine des variétés, d'incarner une universitaire pour rien.

Combien de films québécois avant et depuis s'ancrent dans le monde des intellectuels? Dans le top dix des chefs-d'oeuvre ou même des blockbusters de notre cinématographie, de Pour la suite du monde à Mon oncle Antoine, en passant par Les bons débarras, jusqu'à Séraphin, les «gens ordinaires» sont rois. Même les plus intellectuels de nos cinéastes boudent les bourgeois. Comme s'il n'y avait qu'une seule réalité québécoise, la plus humble possible, donc la plus «vraie» dans une étrange équation. D'où débarquaient ces universitaires lubriques capables de gloser sur le sexe et les mandements de Monseigneur Bourget? Pourquoi se sont-ils rendus à Cannes et aux Oscars, et rebelote avec Les invasions barbares?

Peut-être parce que d'incarner à l'écran l'intelligentsia, c'est la consacrer. Du moins, prouver qu'on en a une. Et cela suscite l'intérêt. «Je pense, donc je suis», n'est-ce pas la formule?

J'ai toujours aimé Le déclin de l'empire américain parce que c'était la première fois que je voyais au cinéma des Québécois lettrés - aussi banal que ça. C'était cela, pour moi, la nouveauté.

Aucun autre exemple de ce genre ne me vient à l'esprit que celui de Françoise Loranger, écrivaine et scénariste dont l'oeuvre est trop peu connue. Tous les déchirements de la société québécoise de son époque, et même d'aujourd'hui, se trouvent dans Sous le signe du Lion, feuilleton présenté au début des années 60 réactualisé en télésérie à la fin des années 90. La première fois que j'ai vu à la télévision un milieu «huppé» made in Québec, où se mêlaient les fortunés, les parvenus et les ouvriers, tous francophones, sans l'épouvantail anglophone pour venir brouiller les cartes sociales. Car on dirait bien que la haine du boss anglais ainsi que du clergé s'est muée en haine de l'élite en général, condamnant jusqu'à l'idée même d'une intelligentsia québécoise.

Vous en doutez? Dans l'Aurore de Luc Dionne en 2005, le seul «intellectuel» du film, un curé incarné par Yves Jacques, tellement aveuglé par ses hautes idées qu'il devient le grand responsable au fond du martyre de la petite, ne peut faire autrement que de se suicider - un moment d'anthologie burlesque dont je ne me lasse pas. «Je suis un intellectuel!» dit-il pour se disculper, en vain. Les intellectuels québécois n'ont pas beaucoup avancé en estime depuis la plainte d'Ovide Plouffe - «Il n'y a pas de place pour les Ovide Plouffe du monde entier» - sauf en responsabilité criminelle...

Mis à part Émile Nelligan - dont le destin tragique intéresse plus les gens que son oeuvre - les écrivains et les penseurs ne sont ni à la télé ni au cinéma. Absents de l'imaginaire collectif. Pourtant, ils existent. Mais pourquoi ne les voit-on pas? Vont-il finir comme Léolo, écrivain en devenir fauché par la fatalité de son milieu, qui écrivait «Parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas»? Vingt-cinq ans après Le déclin, Rémy et sa bande d'amis semblent encore bien seuls dans leur monde et ils peuvent bien craindre l'invasion des barbares...