C'est fou comme le temps passe vite. Déjà 10 ans que le Festival Voix d'Amériques roule sa bosse, et je n'ai pas raté une seule année. De tous les festivals que l'on peut couvrir dans une carrière de journaliste culturelle, c'est sûrement mon préféré.

Pourquoi? Parce qu'au départ, on ne donnait pas cher de sa peau. Comment cet événement bilingue - parfois même trilingue - consacré à la poésie et au spoken word, à la performance verbale et musicale, allait-il trouver son public? Dans la petite salle mal chauffée et bigarrée de la Sala Rossa lors de la première conférence de presse, il était permis d'en douter.

Et pourtant, le public a toujours été au rendez-vous, et n'a pas cessé d'augmenter. La plupart des grands spectacles se tiennent à guichets fermés - et certains soirs, il ne faut pas souffrir de claustrophobie.

C'est qu'au FVA, on trouve tout ce qui fait de Montréal une ville créative et iconoclaste. Le mélange des genres, des langues et des artistes de diverses disciplines fait penser aux happenings des années 60 et 70, avec pour résultat quelque chose d'unique. Ce ne sont pas tous les festivals qui permettent la rencontre de gens aussi différents, ce qui est pourtant essentiel à l'esprit inventif et à une certaine solidarité artistique. Ce ne sont pas non plus tous les spectacles qui ont été des réussites - on a eu notre lot d'instants pénibles, le mot «underground» n'étant pas forcément un gage de qualité supérieure et la poésie, un synonyme de beauté -, mais l'expérimentation et le risque, ça se paye parfois en maladresses et en tâtonnements. Et ça rapporte à d'autres moments quelque chose qui n'a pas de prix. Il faut dire qu'en 10 ans, la directrice du FVA, D. Kimm, a toujours eu le souci de préserver l'âme de son bébé. Malgré le succès, elle est restée fidèle à l'esprit de l'événement et à ses lieux de prédilection, tout en n'écartant jamais l'idée de sortir de sa zone de confort.

Il y a aussi que le FVA se tient toujours en hiver. Il nous sort de la grisaille et de la cabane, et il a sûrement soigné bien des dépressions saisonnières. À titre personnel, je peux vous confier qu'à l'un des pires moments de ma vie, j'ai été pratiquement sauvée par John Giorno. De voir ce survivant de la Beat Generation et de ses excès déclamer à 72 ans sa poésie comme un diable, de l'entendre dire: «No nostalgia, the very worst is happening now, life goes on», cela m'avait carrément donné l'impression d'une renaissance - oui, la poésie peut faire ça, des fois... La folie contagieuse d'un Patrice Desbiens, la beauté intérieure d'une Chloé Sainte-Marie, la richesse spirituelle d'un Thomson Highway ou le talent polymorphe d'un Richard Desjardins, tout cela a souvent donné l'impression d'assister à quelque chose d'exceptionnel - d'autant plus que les spectacles sont en général présentés une seule fois, ce qui ajoute à l'intensité de chaque soirée.

Plus important encore, 10 ans après sa création, le FVA n'a jamais été aussi pertinent. Alors que les voix marginales sont de plus en plus étouffées, que la culture ne carbure plus qu'aux «valeurs sûres», que la diversité et le métissage sont rabroués, que la sensation d'enfermement est de plus en plus aiguë, on peut vraiment dire que dans la tourmente, le FVA tient le fort. On lui souhaite bonne fête, longue vie, et on lui dit merci.