Le «manifeste» d'Anders Behring Breivik, responsable de la tuerie d'Oslo il y a quelques semaines, fait 1518 pages. On l'imagine s'exciter phrase après phrase jusqu'au passage à l'acte, devenu à force d'argumentations tordues une «évidence». «Délivrer l'Europe de l'islamisation», punir les «élites corrompues vendant l'Europe à l'esclavage musulman», c'était ça, son programme.

J'ai suivi cette sordide histoire alors que je lisais la biographie de Louis-Ferdinand Céline de Henri Godard chez Gallimard, parue ici au début de l'été, et à recommander à tous ceux qui s'intéressent au personnage. Godard est le grand spécialiste de Céline, son éditeur dans La Pléiade, et il y fait dans ce livre la somme des plus récentes trouvailles et archives révélées, sans rien atténuer ni rien exagérer. C'est qu'il en faut de décennies et d'épluchage de correspondance pour comprendre le mystère d'un tel homme...

La moitié de ce bouquin de près de 600 pages tente de nous expliquer la dérive antisémite de Céline. Car on ne peut utiliser d'autre mot que dérive dans son cas. On ne parle pas ici d'un antisémitisme «ordinaire», partagé avec plus ou moins de ferveur par la collectivité à une certaine époque, mais d'un antisémitisme tout à fait actif, volontaire, passionné, insatiable. Assez intense chez Céline pour mettre de côté son oeuvre afin de se consacrer à «la cause». De tous les écrivains de son temps, Céline est celui qui s'est le plus impliqué dans la profession de foi antisémite.

L'interprétation de Godard, avant de nous plonger dans le cloaque paranoïaque de Céline, est très intéressante. «Plutarque rapporte que, dans quelques cités de la Grèce antique, on enivrait volontairement des esclaves nommés les ilotes pour montrer par l'exemple à la jeunesse quelle dégradation cause l'ivresse. Nul n'avait forcé Céline à se laisser enivrer par son racisme, mais c'est bien un spectacle de ce genre qu'il donne en décembre 1937 dans Bagatelles pour un massacre. Un homme auparavant indéniablement sensible au malheur de ses semblables, porté à les soigner, voire à les partager, y devient soudain aveugle dès qu'il s'agit de certains d'entre eux, au point de prendre le risque d'aggraver la menace qui pèse sur eux. [...] Des idées qui jusqu'alors pouvaient être tenues à distance font place à des mouvements qui ne relèvent plus de la raison ni de la volonté. Le projet créateur lui-même, pourtant parvenu dans son dernier roman à un point de maturité, ne tient pas contre l'idée fixe. Là commence l'ivresse. Le racisme aboutit chez lui au résultat que les spartiates attendaient de l'alcool quand ils faisaient boire les ilotes, mais, à la différence de ceux-ci, lui s'était seul laissé dominer par cette ivresse, et il en était responsable.»

Drôle d'ivresse pour Céline, alias Docteur Destouches, qui avait en horreur l'alcool. La logique de la phrase, du style, chez lui, était plus importante que toute autre chose. C'est souvent ce qui arrive chez les écrivains qui choisissent d'aller dans l'arène publique; ils ne peuvent se libérer de la création littéraire, leur vraie drogue dure. Les faits, les principes, la réalité, l'objectivité n'ont pas leur place dans cette construction intime. C'est pourquoi les manifestes des écrivains ont souvent plus d'impact que les autres. C'est pourquoi aussi on ne peut leur accorder l'impunité pour des raisons artistiques.

Le rapport avec Breivik? Céline voulait en son temps libérer l'Europe de la «menace juive». Même combat, cible différente. Après la guerre, de prisons en exil, convaincu d'avoir été victime d'une ignoble injustice, aucunement repentant, constamment dans l'apitoiement sur son sort, Céline soutiendra que ses pamphlets ont été écrits afin d'éviter l'horreur d'une nouvelle guerre. Or, non seulement elle n'aura pas été évitée, mais il aura rajouté une couche toute littéraire aux charniers.

Au terme de la biographie de Godard, on est incapable d'excuser Céline, qui était plutôt un sale type, finalement. Mais on est tout aussi incapable de se priver des chefs-d'oeuvre que sont Voyage au bout de la nuit ou Mort à crédit. Parce qu'on n'est pas obligé d'être aussi con que lui.