Tout récemment, un de mes amis qui travaille pour une société minière a survolé la taïga dans le Nord afin de répertorier un territoire. De retour de l'aventure, il doit nommer en un temps record des dizaines de lacs et de montagnes, pour des besoins purement pratiques. Pas de poésie là-dedans, les affaires et le développement, ça n'attend pas l'inspiration. Ce qui en dit long sur le cruel manque d'originalité des appellations de nos lacs et montagnes. D'ailleurs, après le lac Rond, c'est le lac Long qui arrive deuxième dans les noms les plus populaires de nos points d'eau.

Assez pour que la Commission de toponymie du Québec souligne dans ses critères qu'il faut éviter «la prolifération de noms fréquemment utilisés et rendus banals» puisque «leur répétition peut être source de confusion». Peut-on trouver plus bel appel raisonné à l'originalité? Dans un élan particulièrement égocentrique, j'ai suggéré à mon ami mon propre nom, séduite par cette perspective inespérée de marquer le territoire québécois sans lever le petit doigt, mais la Commission de toponymie refuse les noms de personnes toujours en vie... Je ne vous dis pas l'immense fébrilité créatrice qui s'est emparée de ma petite bande d'amis quand nous nous sommes lancés, pour aider, dans une liste de suggestions qui allaient du lac des Morts-Vivants au lac Satif.

Tout de même, qu'est-ce que cette anecdote fait rêver. Elle confirme d'abord que nous habitons un territoire tellement vaste que nous n'avons pas encore fini de le nommer. Elle rappelle ces pionniers qui se sont épuisés à le défricher et qui n'avaient pas le temps de se casser la tête à le définir. Ils ont tourné les coins ronds -d'où peut-être ces 277 lacs qui portent le nom de lac Rond.

De l'originalité, par contre, on en trouve en masse dans le premier livre de Samuel Archibald. Un recueil «d'histoires» intitulé Arvida, publié chez Le Quartanier, l'une des plus belles surprises de la rentrée. Arvida, cette ville fondée pour l'aluminium par l'Américain Arthur Vining Davis qui lui a donné son nom par acronyme, c'est là qu'est né ce jeune écrivain qui transmet dans son recueil tout l'esprit de ce lieu surnaturel construit en 135 jours, comme un bouton qui pousse brusquement sur le bout du nez. On y trouve cette joie de nommer le territoire, sa faune, sa flore, sa langue aussi rugueuse et abîmée que ses routes perdues, et ses habitants qui ont créé leurs propres légendes. Et, justement, on trouve dans l'histoire Antigonish une explication à tous ces endroits qui ne sont pas encore baptisés, quand le personnage apprend par un Montagnais que le lac où il vient d'échouer n'a pas de nom, parce que personne n'y va jamais.

«Les Indiens ne s'éloignaient pas sans raison des sentiers de portage millénaires et des voies navigables, et ils n'éprouvaient aucun besoin de donner des noms aux lieux qu'ils ne visitaient jamais. C'était une manie d'Européens d'aller partout et c'était devenu une manie d'Américains de construire des routes pour aller nulle part.» On peut ajouter aussi que c'est une manie d'écrivain que de faire véritablement naître un lieu - sans jamais y avoir mis les pieds, tous les lecteurs de Samuel Archibald vont tomber amoureux d'Arvida. Car il y a ceux qui construisent le pays, et ceux qui le font exister.

Et on se dit que, finalement, ce n'est pas le Parlement qui devrait avoir son poète officiel en résidence, mais la Commission de toponymie du Québec. Je suggère fortement la candidature de Samuel Archibald.

Citation

«L'Amérique est pleine de routes perdues et d'endroits qui ne veulent pas vraiment qu'on s'y rende. Ça prenait des fous pour tracer ces routes et des fous pour habiter au bout et des fous il y en a eu en masse, mais moi, j'ai été un fou d'une autre espèce, de celle qui essaye de refaire l'histoire, en poussant à rebours jusqu'à la dernière route et jusqu'au dernier trou perdu.» Samuel Archibald

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