Dans l'épilogue de la très belle biographie du médecin Paul Farmer, Soulever les montagnes, parue récemment chez Boréal, la biographe Tracy Kidder s'inquiète d'une chose: que le récit de la vie de cet homme remarquable, qui se consacre aux plus déshérités de la planète, suscite plus l'envie que l'inspiration. «Des lecteurs semblent avoir pensé: Quand je vois cet homme, j'ai l'impression d'avoir gâché ma vie. Il va me le payer.»

C'est le danger de lire des biographies: trouver que sa propre existence ne tiendrait qu'en quelques pages, même pas intéressantes.

Ce n'est pas cette impression que donne Limonov, le dernier roman d'Emmanuel Carrère, bizarrement écarté de la dernière liste du Goncourt, alors qu'on le désignait favori. Carrère a fait du roman biographique, ou du reportage romancé, un genre bien à lui, d'une efficacité redoutable. Une méthode personnelle inspirée de Truman Capote qui l'a propulsé aux premiers rangs des écrivains français contemporains. Pour Carrère, Limonov est son livre le plus romanesque, même si, en quatrième de couverture, il est présenté ainsi: «Limonov n'est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais.»

Qu'il existe ou pas, pourtant, importera peu au lecteur de Limonov, qui se lit comme un roman d'aventures - et c'est voulu. Édouard Limonov a vécu mille vies en une, en montagnes russes (!) entre les bas-fonds et les sommets, mais qu'on le connaisse ou pas avant d'entamer ce livre ne change rien à l'expérience de lecture. C'est surtout un roman sur les incroyables soubresauts de l'ère post-communiste, dont Limonov incarne les paradoxes et la complexité.

«C'est plus compliqué que ça» est une phrase qui revient d'ailleurs comme un leitmotiv dans ce roman. Par Limonov, Carrère éclaire sous un jour nouveau les guerres civiles dans les Balkans qui, dans les années 90, avaient ému les Occidentaux. On se souvient vaguement que les méchants étaient les Serbes. Or, Carrère insiste: c'est plus compliqué que ça. Comme pour le penchant fasciste de son personnage, dont on n'arrive pas à savoir s'il est un héros ou un salaud.

Limonov est aussi le roman d'un écrivain bourgeois qui ne cache pas ses origines confortables pas plus que sa fascination pour la vie rocambolesque de son sujet. Carrère est un spécialiste des types difficiles à cerner. Il faut lire sa biographie de l'écrivain Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes morts, qui annonçait en 1993 son style à venir, abouti avec L'adversaire, son roman sur le meurtrier Jean-Claude Romand dont il avait suivi le procès, et le superbe D'autres vies que la mienne, son récit le plus lumineux dans une oeuvre à la tonalité plutôt sombre.

Mis à part Un roman russe, autofiction très impudique qu'il regrette presque, Carrère se dévoile quand même en écrivant sur la vie des autres, car il y insère des digressions personnelles. Pourquoi? «Ce n'est pas de l'exhibitionnisme, mais de l'honnêteté vis-à-vis du lecteur qui consiste à préciser dans quel cadre on lui raconte ce qu'on lui raconte, expliquait-il dans une entrevue au journal Le Temps. Je suis très attaché à la vieille question soixante-huitarde: «D'où tu parles?» J'ai aussi été marqué par ce qu'on appelle le nouveau journalisme en Amérique ou, en France, par un magazine du type Actuel, où l'implication de l'enquêteur, du journaliste, est constante. C'est cette école-là qui m'a formé. J'y reste fidèle. Je ne vois pas là du maniérisme, mais une vérité, une justice. Il me paraît important de dire que c'est moi qui parle, avec mes préjugés et mes oeillères éventuelles.»

Quand on termine ce livre, on ne réfléchit pas tant à Limonov et Carrère. Ceux qui ont vécu la fin du communisme de loin, en regardant la télé, se questionneront surtout sur leurs oeillères à cette époque, aux clichés qu'ils ont cautionnés, aux significations arbitraires des mots comme liberté, fascisme, démocratie, communisme, héros et salaud. Carrère l'annonce dès le début: cette vie romanesque et dangereuse raconte quelque chose, «pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.»

En lisant la vie des autres, c'est toujours un peu soi qu'on cherche, finalement. Et il nous faudrait peut-être nous aussi se poser la question: «D'où tu lis?»